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C’est une scène célèbre de Rencontres du troisième type. Un enfant scrute au travers d’une fenêtre la survenue longtemps pressentie d’un vaisseau spatial, lequel se signale (photogramme 1) par une organisation rythmique des nuages qui, concentrés en un point de l’espace, lui permettent de s’apparaître dans un point central mais périphérique vis-à-vis d’eux, excédant par suite dans son surgissement bleuté l’horizon d’attente qui s’était noué autour de lui. La caméra revient alors, par une plongée qui semble continuer le mouvement expansif du rayon bleu causé par le vaisseau, sur le visage ébahi du petit garçon. Là où tout semblait suivre le déroulement classique d’un événement en régime spielbergien, quelque chose, au plan suivant (photogramme 3), va venir intégrer le vaisseau dans une double configuration spatiale et lumineuse : spatialement, encadré par la maison et par une rangée d’arbres ; lumineusement, coupé dans son expansion par l’apparition soudaine de lueurs orangées, lueurs orangées qui se tournent immédiatement, à l’intérieur du plan, vers la lumière qui émane encore du porche de la maison. Le découpage classique entre la chaleur de l’orangé, assimilée au foyer, et l’infinité d’un bleu tourné vers les lointains, est dérangé par la phénoménalisation même de ce qui, en tant qu’événement « du troisième type », devrait a priori n’être que bleu. Qu’est-ce à dire, pour nous, ici ?
La séquence suit en réalité un double mouvement. D’abord, l'alternance répétée entre l’enfant et le vaisseau conduit à la foyérisation performative du vaisseau, jusqu’à le conduire à assimiler la lumière orangée du foyer au titre de moment de son procès ; ou plutôt : cette assimilation permet perceptivement de ré-évaluer la rigueur du champ-contrechamp. La continuité figurative entre l’expansion de la lumière bleue et la plongée sur le garçon conduit ainsi à ce que l’événement soit accueilli dans le foyer. Assimiler l’orangé, pour le vaisseau, c’est d’abord obéir au geste du foyer lui-même qui, accompagnant son recueil, lui impose de se foyériser au même titre que l’on enlèverait ses chaussures pour pénétrer une demeure inconnue. Mais — deuxième mouvement — il ne faudrait pas croire que, ce faisant, le foyer thématiserait cela même vers quoi il s’ouvre pourtant : à bien regarder en effet le photogramme 5, on remarque que, là même où le foyer semble avoir disposé un espace de conversion (encadrer le phénomène, l’inviter pour conjurer sa visitation), la posture centrale du vaisseau le pose en point de référence de la solution figurative. Du point où il se tient, il fait en sorte que la rencontre du bleu et de l'orangé raccorde le ciel divin et le sol terrestre organisé par référence à la maison ; l’attente du vaisseau bleu-orangé situe les figures dans l’entre du foyer et de la forêt, i.e. sur la clairière qui, au gré de quelques flaques d’eau, reflète le ciel ; les deux arbres qui se font face, ancrés dans la terre et recueillis dans l’âtre du foyer, semblent tournés vers l’accueil du ciel, etc. Autrement dit : le vaisseau dépossède l’invitant (le foyer) de son initiative.
Or le vaisseau, abandonnant momentanément le bleu, va finir par transformer l’orangé en signal de son événementialité. Tout se passe comme si la plongée avait en fait été le moyen pour lui d’absorber la puissance du foyer afin de lancer une dynamique d’appropriation des forces rassemblantes de l’orangé. Cette appropriation s’accomplit en deux temps. Le premier, figuré sur les photogrammes ci-dessus, est simple : il consiste pour le vaisseau à pénétrer un par un les pores du foyer (serrure, porte) pour lui faire comprendre que l’orangé se joue désormais au dehors. Le vaisseau, autrement dit, fait croire aux figures concernées que le foyer, loin d’avoir disparu, a simplement été déplacé. Pour un foyer qui, on l’a vu, se faisait une si haute idée figurative de l’hospitalité, cette dynamique ne peut qu'être acceptée : c’est pourquoi le foyer s’apparaît comme un milieu propice à la propagation de la lumière orangée (photogrammes 2 et 3), lui offrant des relais (luminaires, facteurs de flare) capables d’en accentuer l’extension. La confiance du foyer semble gagnée.
Le deuxième s’avère plus retors. Alors que le seuil du foyer a définitivement été franchi, les lumières du vaisseau peuvent opérer par recentrements successifs jusqu’à ce que l’habitation a de plus intime. L’intime, ici, ne peut pas vouloir dire le privé, mais désigne au contraire le point systolique où le rassemblement, qui est l’être du foyer, se manifeste de la manière la plus propre : l’âtre de la cheminée. Alors que la mère du garçon tente de fermer toutes les fenêtres pour se prémunir d’une hypothétique attaque (photogramme 1), la lumière qui éclairait l’âtre, et par suite la phénoménalisait dans sa puissance rassemblante (de fait, elle apparaissait dans la stricte convergence de deux expansions lancées par des luminaires), s’éteint (photogramme 2). Une lumière bleue s’échappe alors de la cheminée (photogramme 3). Lorsque la mère, menacée par l’impossibilisation du recueil du foyer, ferme l’accès de la cheminée (photogramme 4), une lumière bleue emplit tout le salon (photogramme 5) et ne laisse aucune place, même ré-intégrée, pour le foyer en tant que tel. Il paraît alors aisé de donner du crédit à l’hypothèse selon laquelle le vaisseau, au lieu que de s’intégrer dans une intrigue réelle de l’hospitalité, aurait simplement fini par avoir l’adversaire, démis de ses ressources possibilisantes, à son propre jeu.
Une autre voie semble pourtant envisageable. Si l’on prête en effet attention, dans le précédent montage, à l’enchaînement des photogrammes 1, 2 et 3, on remarque que l’extinction de la lumière de droite conduit à l’intensification de celle de gauche, qui atteint son point maximal de luminance au moment de la rencontre figurative avec le feu bleu. Il suffit, pour saisir ce qui ici commence seulement à s’ouvrir, de se porter attentif à l’enchaînement suivant : comme il l’a fait pour la cheminée, le vaisseau va prendre progressivement contrôle des objets le plus directement liés à l’habiter (réfrigérateur, aspirateur, tourne-disques, télévision, etc.), c’est-à-dire des manifestations quotidiennes du foyer en tant que tel. Or l’intérêt de ce mouvement tient à ceci qu’au lieu de calquer abstraitement un rayon de monde bleu sur un milieu déjà bien éloigné du recueil orangé, il émet des lumières rouges (photogramme 1 ci-dessous) qui conduisent à l’animation des objets (photogramme 2). Là même où il semblait avoir abandonné le mode d’être du foyer, il le ré-emploie chromatiquement non pour le thématiser, mais pour garantir le maintien de son auto-mouvement et, par suite, de son geste spécifique de rassemblement du monde.
Quelque chose pourtant résiste, puisque la télévision, contrairement aux autres objets, se trouve singulièrement bleuie par l’action du vaisseau (photogramme 3). Au lieu de continuer à y percevoir la traduction d’un vaisseau ayant trouvé les moyens de l’hégémonie figurative, notre première hypothèse, qu’il s’agira d’étayer, sera la suivante : que le vaisseau révèle au foyer sa condition, selon laquelle, comme l’écrit Maldiney, il « n’est présent à son espace propre que par le relais de l’espace étranger vers lequel il se dépasse, comme inversement il est à l’espace étranger par le relais de son espace propre dans l’ouverture duquel il s’explique avec lui »(1).
Il faut ici distinguer deux types de manifestations. Le premier, dont l’exemple le plus parlant est celui de l’animation du tourne-disques, ménage effectivement un espace au foyer. Reste qu’en animant sans requérir de médiation le tourne-disques, il ne se contente guère de le mettre en sûreté au sens commun de « ne rien faire à celui ou à cela qui est épargné »(2), à la fois parce qu’il le met en mouvement et parce qu’il le confronte à un mode du mettre en mouvement qui lui semble radicalement étranger. Ce qui se fait jour ici n’est rien d’autre que le sens plein de l’appropriation, qui ne peut définitivement plus relever d'une conquête ou d’une thématisation : « l’appropriement est plus octroyant (gewährender) que tout œuvrer, que tout faire et que tout baser sur des fondements » (3). En faisant tournoyer le tourne-disques, le vaisseau dé-voile sa puissance rassemblante, jusque là laissée en repos parce que déléguée à un lieu (l’âtre de la cheminée) qui laissait croire aux choses, rassemblées et dès lors oublieuses de leur rassemblement, qu’elles ne rassemblaient pas. Or l’être-chose du tourne-disques consiste à tournoyer ; lorsqu’il n’est pas articulé à un faire humain, le tournoyer s’approprie, avec l’assistance de l’orangé, la puissance rassemblante du foyer.
Le deuxième type renvoie conjointement au feu bleu de la cheminée et à la neige bleuie de l’écran de télévision : il s’agit, pour l’un pour comme l’autre, d’exhiber ce qui dans la tendance au rassemblement laisse pourtant déjà poindre la possibilité de la dépropriation. La télévision, par exemple, se maintient dans le bleu dans la mesure seulement où elle unit la terre (le foyer) et le ciel (l’antenne), la mêmeté (le salon) et l’altérité absolue (la fiction, le film). Mais le feu bleu de la cheminée va plus loin : même la part la plus assurée du foyer, c’est-à-dire a priori la moins dépropriée ou la moins tournée vers son autre, est ouverte, dans son être même, aux quatre vents de l’événement. Ce ne peut être qu’en rejoignant ces deux types de manifestations que le visitant s’accomplit en tant que tel, c’est-à-dire en puissance de transpropriation dépropriante.
La séquence, autrement dit encore, impose de penser la co-appartenance de la dépropriation à l’appropriation. C’est là le sens profond de l'intensification de la lumière de gauche, alors même que dans une logique appropriante il aurait été recevable d’attirer la pleine lumière sur le mouvement de dépropriation qui tourne l’âtre vers la possibilité du bleu. D’abord, en augmentant la luminance, le vaisseau préserve l’âtre en tant que chose, puisqu’il lui évite le spectre de la présence constante qui, en braquant tout le dispositif sur elle, l’aurait condamnée à se laisser oublier. Ensuite, le mouvement de transpropriation qu’il inaugure conduit à ce que chaque être ne se manifeste qu’en laissant manifester en soi les autres, ou que tout ce qui paraît ne reçoive de sens qu’à laisser scintiller l’autre.
C’est ainsi que l’on ressaisira le dénouement de la séquence, repris dans le montage ci-dessus : le bleu et l’orangé s’y partagent l’espace à toutes les strates de l’économie figurative, qu’il s’agisse d'une relation de plan (photogrammes 1 et 5) ou d’une relation de montage (photogrammes 2, 3 et 4). Là se niche, dans la mise en œuvre toujours problématisée, re-problématisée comme telle, de la transpropriation dépropriante, le cœur du milieu iconique spielbergien. Le sujet (au sens de la matière figurative) de Spielberg n’est pas l’événement de la rencontre, mais cet événement seulement en tant qu’il peut ou non faire éclore un renouvellement d’ordre proprement ontologique. Dire que la rencontre ne s’achève que dans la mesure où elle laisse apercevoir un monde dans lequel chaque être ne se manifeste qu’en laissant manifester en soi les autres, ce n’est pas soutenir pour autant que la figure et ses autres seraient comme reliés après coup : au contraire, le rapport qui les unit précède désormais leur existence en tant que termes isolables, en quoi l'identité devient fondamentalement différence.
C’est seulement avec ceci posé que l’on peut aborder les problèmes figuratifs spécifiques de West Side Story, qui tous confèrent une hauteur conjointement tragique et politique à la possibilité de la transpropriation dépropriante.
§ 2
La scène du bal synthétise la rencontre de deux intrigues à l’œuvre, qu’il s’agira ensuite de déplier ; la première est d’ordre géométrique, la seconde d’ordre chromatique. D’un point de vue géométrique, la séquence semble d’abord s’organiser autour d’une conquête du cercle : marqué au sol par des contours bleus, le cercle est surtout la forme voulue par la police de l’union dansée des Sharks et des Jets. Le cercle, perçu par la police, traduit moins la possibilité d'une hypothétique réconciliation que la garantie de disposer d’un espace où elle pourrait désigner (ici, en envoyant l’animateur du bal) un centre qui organise fermement la répartition des points. Il suffit de se souvenir de la première apparition des policiers : dès l’ouverture, ils viennent briser l’indiscernabilité des gangs rivaux (les membres étant couverts de peinture et de sang) en les engageant à se répartir en des lignes parfaitement symétriques, c’est-à-dire dont on pourrait permuter les éléments en laissant leur forme inchangée. Or à la proposition d’une danse engagée circulairement, les participant·e·s vont répondre non seulement par un éclatement immédiat, mais par une voie d’organisation alternative : ce sera ligne contre cercle.
Il ne conviendra pas ici simplement de reprendre la forme même de la chorégraphie, mais plutôt d’apercevoir que la ligne comme voie alternative opposée au cercle était présente dès l’ouverture. Lorsque la caméra, dans le premier plan, s’élevait des débris de San Juan Hill pour balayer les habitations détruites, elle se heurtait, dans son mouvement descendant, à deux boules de démolition qui prenaient l’entièreté du plan. Or le plan s’achevait précisément au moment où, s’approchant du sol, la caméra était arrêtée par l’ouverture d’une trappe qui, laissant échapper l’un des Jets, répondait littéralement à l’enchaînement des deux boules par la ligne séparant les deux pans de la trappe, s’ouvrant sur l’événement du surgissement. Pour les Jets comme pour les Sharks, il s’agira dès lors de déterminer un mode d’organisation de la polarité qui ne repose ni sur la figure du cercle, assimilée à la destruction (boules de démolition), ni sur une possible configuration symétrique qui rendrait les deux pôles rabattables l’un sur l’autre (scène du bal). La scène du bal a ceci de particulier qu’elle inscrit l’injonction à la symétrisation dans le même mouvement que la circularité forcée, puisqu’elle met en place le dispositif symétrique autour d’un cercle.
Si l’on revient à l’organisation de la séquence elle-même, les deux gangs vont donc former des lignes parallèles, et subrepticement vont même contribuer à linéariser les cercles : d’abord parce que les cercles ainsi conçus ne sont que des traductions possibles des lignes précédemment tracées ; ensuite, chaque gang va tracer un cercle, ce qui implique concrètement que le cercle ne puisse plus être saisi comme un moyen de les embrasser dans les rayons d’une totalité close ; mais il ne les symétrise pas pour autant, puisque l’éclatement premier du cercle a définitivement exclu la figure de l’arbitre. De fait, le seul équivalent d’un centre symétrique serait l’irruption de Chino à l’intersection des deux cercles, mais le caractère désordonné de ses mouvements va entraîner deux effets majeurs : la rupture des cercles, tout le monde choisissant de l’imiter et ce faisant de consacrer un foisonnement qui vient radicalement rompre avec le projet du bal ; surtout, le désintérêt de Maria, qui va rendre possible sa rencontre avec Tony par glissements latéraux. Or, dans la perspective de cette mise en échec, comment expliquer que ces glissements latéraux de Maria et Tony, latéralisant l’entièreté de la solution figurative à la mesure de leurs déplacements, se fassent eux-mêmes de manière symétrique ? Comment, en même temps, expliquer que le lancement même de « Mambo », qui incarne la rupture avec la logique circulaire comprise comme organisation policière de la polarité, soit le plan du film obéissant le plus nettement à une organisation symétrique (cf. photogramme ci-dessous) ? Est-ce à dire qu’il faudrait délier la circularité de la symétrie, pourtant comprises comme les deux modes d’organisation du perçu par référence à un point central ? Saisir ce qui est en jeu ici suppose d’entremêler l’intrigue géométrique à l’intrigue chromatique.
À bien y regarder, le centre de cette composition symétrique est un maracassiste habillé en rose se détachant sur fond bleu. Or il faut immédiatement préciser que la séparation Jets/Sharks, ce dès le début de la séquence, était chromatique : bleu pour les Jets, rose pour les Sharks ; bleu pour les lumières surplombant les Jets, rose pour les lumières suivant les Sharks (au point par exemple que l’arrivée de Bernardo s’accompagne d’un léger rosoiement de l’éclairage). Dans notre perspective, cela signifie concrètement que le point de symétrie n’est pas l’arbitrage des oppositions, qui les renverrait dos à dos depuis un centre demeuré extérieur, mais le produit même de leur rapport (bleu + rose). Autrement dit, les deux gangs sont superposables par rapport à l’existence même de leur superposition, et non par rapport à ce qui fondamentalement les tient séparés.
Quid de la rencontre de Maria et Tony ? D’abord, dans la mesure où leurs glissements latéraux conduisent à un ébranlement perceptif qui, dans le jeu des flares et la vitesse des mouvements, empêche toute focalisation sur ce qui pourrait faire office de centre, on a affaire à une configuration symétrique non-superposable, c’est-à-dire organisée sans référence ou à un axe ou à un point : au contraire, ce sont les figures symétriques qui déterminent, par leurs déplacements mêmes, ce qui après coup seulement pourrait être envisagé comme axe ou point de symétrie. Or lorsqu’ils atteignent un lieu préservé des regards, derrière les gradins, leur « symétrie » déjà chromatiquement marquée (Tony se détachant sur fond bleu mais éclairé par des projecteurs roses, la ceinture rouge de Maria prolongée par des flares bleus) atteint un point de communication inédit. Le suivi de leurs déplacements, qui eux-mêmes recréent leur mouvement de latéralisation en cherchant partout à établir des parallélismes, fait fond sur un échange permanent du rose et du bleu, jusqu’à la stabilisation d’une configuration où le rose occuperait le centre du plan et le bleu les contours. On retrouve ici une configuration typiquement spielbergienne où le rose tiendrait le rôle habituel de l’orangé, configuration qui par ailleurs a valeur de synthèse figurative des deux scènes précédentes : à la fin de « Something’s Coming », Tony avait en effet refermé le store de la boutique de Valentina, éteignant les néons orangés, les recouvrant de sa chemise bleue et consacrant la domination des lumières bleues du dehors (la rue, l’avenir possiblement événementiel du « something’s coming », l’infini spielbergien) dans l’économie chromatique de la scène ; immédiatement après, Maria avait, grâce à Anita, enrichi sa tenue blanche d’une ceinture rouge qui, à l’intérieur de la scène, avait valeur de synthèse de sa chambre rose (le foyer).
L’amour naissant, ceci admis, pourrait être défini comme la substitution aux organisations symétriques d’un monde où la loi de l’être relèverait de la transpropriation dépropriante, c’est-à-dire où le rose appartiendrait au bleu et le bleu au rose, l’infini au foyer et le foyer à l’infini. Ou, plutôt : à la rigidité des termes, l’amour répond par la précédence absolue de leur relation, où chaque présence implique pour être telle de laisser séjourner l’autre, comme se tient le jour au regard de la nuit. Le rose encerclé par le bleu n’est pas un rose comprimé, mais simplement l’éclosion d’une configuration où l’un (le bleu se tenant nécessairement sur les bords) ne peut tenir sans l’autre (le foyer continuant à rassembler). Il suffit, pour en attester, de prêter attention aux plans qui suivent immédiatement : lorsque l’on commence à se demander où ont disparu Maria et Tony et que le nom de « Maria ! » retentit, l’entièreté du plan devient bleu ; au plan suivant, lorsque Maria rejoint Anita, le bleu a entièrement disparu, et les visages sont soudainement inondés de rouge. Le point critique où l’amour naissant est arrêté dans son élan correspond figurativement au raidissement des couleurs dans la constance de leur présence, ne se tournant plus vers leur séjour mutuel. On retrouve ici ce que l’on avait défini comme le cœur du milieu iconique spielbergien : non la rencontre mais son poids ontologique, sa capacité à faire éclore la transpropriation dépropriante, c’est-à-dire non pas à réduire l’écart entre l’identité et la différence, mais à définir l’identité par la différence. L’espace accordé à la transpropriation est, on le voit ici, minime, d’autant plus que la suite de la scène, s’enfonçant dans ce raidissement, enchaînera compulsivement les configurations symétriques pour contrer la possibilité de l’amour naissant. On comprend ici de quelle manière s’entremêlent l’intrigue chromatique et l’intrigue géométrique : de fait, contrairement aux surfaces symétriques, le rose et le bleu, le foyer et l’infini, sont non-superposables. Il s’agit désormais de voir, à l’échelle du film entier, quel espace figuratif sera accordé aux voies (transpropriation dépropriante, linéarisation des cercles) rompant avec le découpage policier de l’expérience.
§ 3
À regarder les séquences qui suivent immédiatement, on soutiendra que, là même où les paroles de Sondheim (« Maria ») font signe vers une compréhension de l’amour où le monde entier converge vers la centralité de l’être désiré, dont la signature est comme apposée sur toute expérience, le film raconte encore tout autre chose. Lorsqu’il entre par exemple sur un terrain abandonné, Tony est, au moment du crescendo musical, c’est-à-dire au moment où l’évocation du nom de Maria retentit sur le monde lui-même, éclairé par cinq (4 + 1) spots qui viennent inonder le haut du plan : or lorsque les deux se tenaient en retrait, la transpropriation dépropriante était précisément rendue possible, au fond du plan, par l’éclairage de cinq spots qui, envoyant des flares, unifiaient les contours bleus et le foyer rose en garantissant leur communication. Autrement dit, cet écho discret permet que l’amour, contrairement à ce que professe la chanson, ne s’accomplisse pas dans un mouvement de systole ramenant tout à l’être aimé, c’est-à-dire finissant par s’y rapporter comme à un terme ; au contraire, cela même qui est aimé relève du rapport singulier à l’être ouvert par la rencontre.
On pourrait également mentionner, comme ébauche d’une « iconologie numérologique », le fait que Tony croise un balayeur portant trois balais. Ce chiffre n’est pas anodin, a fortiori chez Spielberg : dans la scène précédant le bal, on apercevait un luminaire à trois branches surplombant la cuisine de Bernardo et Anita. Or l’angle de la caméra voulait que seules deux branches apparaissent lorsqu’il n’y avait que deux personnages (ici, Bernardo et Chino), jusqu’à, au gré d’un léger mouvement, révéler l’existence de la troisième branche avec l’arrivée d’Anita et de Maria. Même si quatre personnages étaient bel et bien présents, le mouvement de caméra avait fait éclore une configuration triangulaire Maria / Anita / Chino-Bernardo. Il n’en demeure pas moins qu’au départ d’Anita et Bernardo, et alors donc que Maria et Chino n’étaient plus que deux, les trois branches du luminaire étaient encore visibles ; parallèlement, et alors qu’elle l’avait ôté à l’arrivée de Chino, Maria remettait du rouge à lèvres. En d’autres termes, une troisième personne (Tony) était déjà là, anti-datant spatialement l’événement de la rencontre. Pour Tony, rencontrer le trois au travers des trois balais revient à se confronter à sa propre présence comme se portant d’elle-même vers l’absence à soi.
Il faut aller plus loin. La scène de « Maria » fait apparaître pour la deuxième fois Tony dans un reflet, ici dans une flaque d’eau : la première avait lieu à titre de lancement de « Something’s Coming », quand, mirant son reflet dans le carrelage rouge et noir de la boutique de Valentina, il s’était trouvé par le jeu des reflets coiffé d’un ventilateur ; ici, lorsque la caméra se redresse et fait apparaître le corps physique de Tony, elle est comme agie par la flaque d’eau, multipliant les flares bleus ondoyants. Or, ayant le film entier en tête, on peut se souvenir qu’il y aura, bien plus tard, un plan rappelant celui de Tony coiffé d’un ventilateur : ce sera, à la fin de la séquence de mariage, le rayon jaune-orangé qui, baignant le haut de son visage, paraîtra supprimer une partie de ses contours et le prolonge en direction du halo. Qu’est-ce à dire, pour nous, à ce moment de l’analyse ? On peut retracer la communication des trois séquences comme suit : le plan du reflet de « Maria » (P1) fait signe vers le reflet de « Something’s Coming » (P2), lequel, via le ventilateur, est teinté par anti-datation de l’événement du mariage (P3). Seule la suite de la séquence permettra de comprendre ce qui se joue dans cette communication, puisque les flares bleus déployés par P2 vont devenir indissociables de la figure de Tony, jusqu’à accomplir leur vocation figurative lors de la scène du balcon où ils pourront relier deux fenêtres roses. Le reflet (P1 + P2) produit une entente de la figure (Tony) déjà transie vers son autre, c’est-à-dire dont la présence présente une précarité dont la scène du mariage (P3) permettra de considérer qu’elle culmine dans la transpropriation dépropriante comme forme accomplie du sentiment amoureux.
Le lendemain matin, Maria s’éveille et un zoom arrière la perçoit depuis le cercle de son pied de lit, alors que, toujours dans « Something’s Coming », un même plan avait capté Tony dans le « O » de la devanture de Valentina. Est-ce à dire que, malgré l’étendue jusque là gagnée par la transpropriation comme traduction ontologique de l’amour naissant, le cercle aurait à nouveau gagné ? Non, et doublement : le cercle, premièrement, n’est tel qu’intégré à une série de trois sur la ligne du pied de lit, comme les deux cercles du bal étaient linéarisés par leur multiplication ; ensuite, son sens figuratif est purement relationnel, puisqu’il incarne le rapport de montage entre Tony et Maria. Toute la suite de la séquence n’est que la traduction de cette trame géométrique dans sa dimension chromatique, gagnée sur le balcon par l’action des flares. Ce qui y apparaît n’est plus l’organisation encore figée du rose et du bleu où le bleu encadrerait le rose, dans la mesure où, même si l’être de chacun se définissait par rapport à l’être de l’autre, chacun continuait en même temps à persévérer dans le mode d’être qui le définissait en propre, en un sens du propre détachable de la différence (le rassemblement pour le rose, l’infini pour le bleu). Au contraire, pour que le secret de la relation des deux amants puisse tenir (c’est le sens diégétique de la séquence), il faut que les places soient échangeables, tant ce qui importe est la réalité toujours redite d’un rapport : Maria se jette vers une fenêtre bleutée encerclée de rose, puis le bleu reparaît dans un miroir lui-même encadré par des carreaux roses, etc. C’est toujours sur les fluctuations de la transpropriation dépropriante qu’il faut agir — ici, en menant progressivement vers l’élimination du bleu, sous la figure des draps de Maria. Reste que cette élimination n’a de valeur qu’à l’intérieur de la situation, non comme extinction de la transpropriation : quand une séquence donnée ne peut pas, pour des raisons diégétiques, satisfaire aux réquisits figuratifs de l’amour naissant, c’est au montage de prendre le relais. Le raccord montre ainsi Anita pressant du linge bleu, celui-là même qui avait été dissimulé par Maria.
La scène qui suit immédiatement apporte un nouvel élément dans l’intrigue chromatique : le jaune d’Anita (et des œufs brouillés qu’elle prépare). La pièce est organisée autour de trois draps suspendus de gauche à droite, l’un jaune, l’autre bleu, le dernier rose. Quelle place le bleu et le rose peuvent-ils accorder au jaune, eux qui semblaient pourtant pris dans l’autosuffisance de leurs fluctuations ? Notre hypothèse sera la suivante : que le jaune est, chromatiquement, la traduction de la lumière. Prise en tant qu’incarnation du jaune, Anita n’est pas la puissance tierce qui pourrait de nouveau, à distance des forces en présence, arbitrer leurs rapports. Seule la séquence du mariage aux Cloisters permet de le comprendre : Maria et Tony, dans les couloirs du cloître, laissent paraître en fond une alternance de colonnes de marbre bleu et de marbre rose, selon le mouvement même de leur amour ; mais ces colonnes elles-mêmes émergent d’un large jardin vert, couleur que l’on ne retrouve ailleurs dans le film liée au rose et au bleu que chez Anita et Bernardo. C’est qu’Anita, traversée à maintes reprises dans la séquence de la cuisine par des flares bleus, a choisi pour murs de son appartement le vert (= bleu + jaune). Autrement dit : l’appartement, en tant qu’émanant à l’intérieur du plan de la rencontre du jaune de la robe d’Anita et des flares bleus qui jusqu’ici étaient la marque du mode de présence de Tony, est une garantie figurative adressée à Maria, à rebours de ce que professe Bernardo. Le jeu de transpropriation dépropriante se trouve dès lors élargi, puisque le jaune n’est tel qu’1) accordé au bleu ; 2) se transpropriant dans le vert comme union du jaune et du bleu ; 3) maintenant la possibilité du séjour mutuel du rose et du bleu, en s’inscrivant dans leur continuité. Quand on transpose ces acquis au cloître, on peut au moins admettre que le jeu transpropriant du rose-bleu fait fond sur le vert comme ménagement, accompli par le jaune, d’un foyer pour le couple du rose et du bleu. Nul ne s’étonnera d’ailleurs qu’Anita porte plus tard une robe violette (rose + bleu) au moment seulement (« A Boy Like That ») où elle ne pourra définitivement plus ménager un foyer pour l’amour de Maria ; tout en encourageant le maintien de cet amour, il ne pourra se faire qu’à l’extérieur du vert, refusant tout rapport entre le bleu et le jaune. Dans la scène d’interrogatoire avec le policier, les seuls draps dans lesquels Maria pourra se réfugier seront le jaune et le rose. Plus de place pour le bleu ; on y revient.
Rien, à ce stade, n’a encore attesté du caractère proprement lumineux de ce jaune. À bien regarder la séquence des Cloisters, les vitraux devant lesquels Maria et Tony s’agenouillent, au nombre de cinq (comme les spots de leur rencontre), présentent trois couleurs : le bleu, le rouge et le jaune, qui s’autonomiseront définitivement dans un plan où les vitraux, inondés par la lumière du dehors, n’auront de souvenir de leur forme que la projection au sol de ces trois couleurs. Or puisque le jaune est, dans cette scène, à la fois une couleur (soit : la perception empirique localisée de l’aspect d’une lumière) et la lumière elle-même (soit : la condition de toute couleur), on pourrait soutenir que le jaune est l’instance figurative de l’union des deux amants (bleu + rouge comme incarnation du rose), c’est-à-dire de la garantie de la transpropriation dépropriante telle qu’elle se scelle dans le mariage. Si, en d’autres termes, Anita peut autoriser dès le départ la possibilité du séjour mutuel du rose et du bleu, c’est précisément parce que, par anti-datation, elle se trouve investie du pouvoir unifiant de la lumière.
Mais ce n’est pas tout. Lorsque Maria et Tony sont à la lettre mariés par la lumière (et non par une présence divine dont tout signale qu’elle n’est pas là — le cloître, de fait, n’est plus qu’un musée), cette lumière crée deux mouvements concomitants : 1) le mouvement désormais acquis de la transpropriation dépropriante avec échange des identités chromatiques comme on échangerait les vœux, ici le visage rosé de Tony et le visage bleuté de Maria ; 2) l’émergence d’une couleur tendant vers l’orangé, qui baigne la totalité de la séquence. Or cette couleur n’avait été jusque là perceptible que sur la devanture de Valentina, lorsque Tony avait éteint l’orangé en consacrant le triomphe du bleu. Si désormais l’orangé peut apparaître comme le couronnement de l’amour naissant, c’est en fait grâce à Anita ; la séquence entière d’« America » avait en effet plus tôt consacré la pénétration du jaune et du rouge, produisant performativement l’orangé dans le découpage. Il suffit de prêter attention à ce simple raccord (cf. photogrammes ci-dessus), en réalité systématisé : la robe jaune d’Anita se soulève et laisse apparaître le rouge ; lorsqu’elle se baisse, empêchant toute perception du rouge, une coupe a lieu et la situe précisément à côté d’une robe rouge. On assiste par conséquent à deux intrigues chromatiques entremêlées : d’un côté (scène de la cuisine), la constitution d’un foyer vert comme expérience de l’alliance du bleu (Tony) et du jaune ; de l’autre (« America »), l’expérience de l’indissociabilité du jaune et du rouge (Maria), qui se traduira aux Cloisters par l’émergence de l’orange. Dans les deux cas, Anita met déjà en œuvre l’échange des places qui aura lieu lors du mariage, puisque le bleu de Tony contribue à la constitution du foyer (là même où il devrait porter vers l’infini) quand le rouge de Maria s’intègre dans la conquête de l’espace extérieur (par opposition au rassemblement autour de la chambre).
En quoi il n’est pas anodin que les deux amants aient été mariés par la lumière dans un espace catholique ayant perdu sa sacralité. L’entente de la lumière qui s’y fait jour ne peut, ne saurait être chrétienne, puisqu’elle n’entretient aucun rapport quel qu’il soit avec la transcendance : notre hypothèse sera, en conformité avec le milieu iconique spielbergien, qu’elle est secrètement juive comme l’est la lumière d’Hanoucca qui, croissant chaque jour, diffère « de la flamme qui brûle au foyer[, qui] éclaire et réchauffe le cercle de la famille », mais « [éclaire] au dehors [:] la loi recommande [placer la hanoukkia] là où la maison reste ouverte sur la rue, où la vie intérieure côtoie la vie publique » (4). La lumière, en tant que traversée par la puissance chromatique du jaune, est cela même qui, unissant les amants, unit en même temps le foyer et l’infini en les inversant chaque fois ; agent définitif de la transpropriation dépropriante, elle est ce qui, comme la devanture de Valentina, peut le plus nettement se situer avant les termes, parce qu’elle leur accorde tous la visibilité. Comme la lumière célébrée à Hanoucca est une lumière détachée de ses sources matérielles, célébrant le miracle d’une radiance plus riche que l’huile qui l’alimente, cette lumière ne viendra jamais synthétiser des entités qui lui préexisteraient.
Surtout, parce que l’intensité du flux lumineux excède la luminance (c’est-à-dire la sensation visuelle de luminosité d’une surface), la lumière peut faire émerger un monde à la mesure de la transpropriation qu’elle consacre. Dans la mesure où elle raccorde, un monde agi par la lumière est un monde figuratif où le montage lui-même, porté par le flux lumineux, prend en charge la transpropriation dépropriante. Ainsi du montage parallèle sur « Tonight » chanté en quintet : alors que le montage organise une série de raccords entre entités distinctes (plans similaires sur les deux gangs, mêmes types de mouvements et de franchissements de seuils, rails de la gare abandonnée raccordés sur les rails du métro, etc.), Tony émerge d’un vasistas qui laisse découvrir un ciel rose-orangé, de la même couleur que la lumière qui l’avait inondé lors du mariage. Il s’avance et, par-delà toute vraisemblance topologique, un raccord lumineux, inondant la totalité de l’écran, vient situer Maria, en robe bleue, dans son exact contrechamp. La lumière, en tant qu’elle préserve l’être de l’amour comme transpropriation dépropriante, peut désormais faire abstraction du monde commun et susciter une trame figurative à la mesure de ce qui a été scellé dans les Cloisters. Ou, si l’on revient à la première scène : la succession des relais lumineux permet le maintien de ce qui s’était déjà ouvert dans la rencontre des amants, qui avaient été menés derrière les gradins par l’enchaînement des flares venant littéralement suspendre le monde ambiant. C’est à ce niveau maximal que s’arrête l’étendue accordée à l’amour comme traitement figuratif alternatif de la polarité.
§ 4
Quid, alors, de l’autre problème, plus directement géométrique, qui concernait d’abord la polarité comme question politique, c’est-à-dire comme tournant autour du conflit territorial opposant les Jets et les Sharks ? Quelle étendue accorder à la voie alternative qui s’était ouverte pendant le bal ? On en distinguera trois moments :
- « America ». L’idée consiste ici non pas à opposer au découpage policier un autre découpage, mais à s’approprier ce découpage en le soumettant tacitement à la logique de la transpropriation. Les figures vont ainsi rejouer des configurations (symétrie parfaite des hommes et des femmes, notamment dans les plans de la salle de boxe ; création d’un cercle totalisant impliquant l’ensemble de la communauté, etc.) qui, chaque fois, vont conjurer le caractère policier auquel elles étaient encore attachées. Lorsque le cercle se forme, c’est précisément une autre entente du cercle que celle qui se faisait jour dans la symétrie centrale, puisqu’au contraire des termes assignables et reconnaissables tout fonctionne par une circulation des mouvements qui fait primer la communication sur l’identité (cf. photogrammes plus haut). Surtout, « America » est l’intensification de la logique de chaque numéro dansé, qui veut que la danse implique la co-émergence du corps et du tissu du monde lui-même : tout comme le monde, dès le prologue, apparaît seulement au gré des pas des Jets, ici la danse devient le lieu où émerge une relation aux choses qui ne soit pas donatrice d’objets, c’est-à-dire qui se fonde sur une communication immédiate, non-gnosique, avec leur donation sensible changeante. Nul ne s’étonnera alors non seulement que le rapport jaune-rouge comme préalable nécessaire à la transpropriation généralisée éclose ici, mais plus profondément que tout, dans le découpage, devienne potentiellement le nœud d’une relation, physique (un décor, une manifestation, un ring de boxe, un passage piétons) ou « de montage » (les vêtements roses qui prennent valeur de raccord entre espaces différenciés).
- « Officer Krupke ». Il s’agit sans doute de la séquence la plus parlante, puisqu’elle relève à la lettre de l’appropriation d’un commissariat. La salle est d’abord perçue par la porte, c’est-à-dire par le point de vue policier lui-même, qui sépare l’espace en deux scènes genrées : d’un côté, une probable prostituée et le personnage transgenre d’Anybodys ; de l’autre, quatre Jets installés sur un banc. Or le découpage, agi par cette construction symétrique, va ensuite recréer en plan fixe sur la prostituée et Anybodys la séparation sur laquelle se fondait jusqu’ici la séquence : autrement dit, dès l’abord, le film lui-même choisit de mesurer la séparation établie en la rendant transposable à la séparation, réelle mais non admise par les personnages en présence, d’une femme cisgenre et d’un personnage transgenre. En d'autres termes encore, on reprend la puissance proprement policière de séparation des termes pour y percevoir un moyen figuratif d’émancipation. Une fois Anybodys arrêté, la scène sera la continuation logique de ce qui s’est amorcé ici : il s’agira, en singeant la mise en scène policière, de redessiner le partage du sensible en une an-archie de formes irréductible à la complémentarité cercle/symétrie. Le cercle, reprenant les acquis d’« America », sera le fruit d’une célébration, quand la symétrie demeurera à jamais introuvable — lorsque les Jets arrêtés formeront une ligne, ce sera précisément pour n’avoir en face d’eux qu’un ersatz policier, renvoyant l’idée simple que la symétrie comme contrôle du perçu revenait à ne créer qu’une ligne au lieu d’en construire deux. Il suffit de comparer l’inventivité des Jets à un plan, niché au cœur du « Quintet », des policiers en concertation : alors que les policiers, pour habiter l’espace, ne savent que l’obstruer, les Jets le vident pour en maintenir les possibilités motrices, où tout élément accomplit son être relationnel.
- « Cool ». Le dernier moment est, dirons-nous, un moment de bascule : contrairement à l’expansion chromatique de la transpropriation dépropriante, en tant qu’elle est liée à la diastole du sentiment amoureux, l’ampleur accordée aux voies non-policières d’organisation des polarités, du point de vue de l’opposition Jets/Sharks, ne suit pas un mouvement continu d’élargissement. C’est que la diégèse tend vers la déliaison de l’intrigue amoureuse d’avec l’intrigue de lutte territoriale et politique, déliaison qui s’origine dans un frein apposé à la dynamique du film. Dans « Cool », le parallélisme se substitue certes à la symétrie, parallélisme lui-même compliqué par les volutes de poussière qui viennent barrer la comparaison figurative possible entre les gestes de Tony et ceux de Riff. Tout se passe comme si l’on dépassait le moment du bal, i.e. le moment du parallélisme, pour parvenir à une forme d’indistinction généralisée des forces en présence, sans que cette indistinction relève d’une indistinction entre termes interchangeables (vue policière). Or ce serait oublier la nature spectrale de la scène, qui gravite notamment autour de la possibilité de tomber dans des trous. L’intérêt de ces trous est qu’ils sont les premières fosses figurées depuis l’ouverture du film, au point qu’au plan descendant sur les ruines s’achevant par le surgissement vivant d’un Jet, c’est-à-dire aussi par l’opposition de la ligne aux boules de démolition, répond ici, pour la première fois, un plan perçu depuis le trou. Si l’on prête attention aux différentes chorégraphies impliquant les gangs, ce plan ne surprend qu’à moitié : ainsi du « Jet Song », où les Jets sont successivement perçus au travers de l’eau, d’un reflet sur une voiture, de particules de craie et de briques issues de bâtiments démolis. Mais quand bien même tout contribuait déjà à atténuer les signes de leur vitalité, c’est-à-dire ici de leur présence, rien n’impliquait encore que leur opposition à la perception policière soit mise en échec. Les percevoir depuis le trou, pourtant, revient à les capter depuis l’effet d’une boule de démolition.
On soutenait à l’instant que la diégèse tendait vers la déliaison de l’intrigue amoureuse d’avec l’intrigue de lutte territoriale et politique, mais la prise en compte de cette perception depuis le trou implique de considérer autrement un plan déjà évoqué : celui de Tony ouvrant le vasistas et se confrontant à un monde coloré par la garde de la lumière. Si le plan de « Cool » déteint performativement sur le plan qui justement faisait atteindre à la transpropriation dépropriante son pinacle, quel crédit accorder à la déliaison totale vis-à-vis de la logique policière ? C’est en ce lieu que West Side Story donne toute sa hauteur figurative à son caractère tragique.
§ 5
Notre hypothèse sera la suivante : que l’irruption de la tragédie dans le film correspond à la réponse de la perception policière, c’est-à-dire de l’appropriation par le point de vue policier de la transpropriation dépropriante. La fameuse scène d’affrontement s’ouvre ainsi sur un plan (photogramme 1) où les ombres projetées des membres deux gangs forment des lignes se croisant au centre : ce faisant, tous se trouvent 1) précédés par leur apparition spectrale ; 2) condamnés à une organisation lumineuse qui fait de l’axe de symétrie le point de réunion de leurs spectres, en quoi leur phénoménalisation même anticipe sur leur mort. Or il semble précisément ne pas y avoir d’échappatoire (photogramme 2), puisqu’une fois la lumière allumée la composition gagnera en symétrie ; quelle que soit la logique figurative adoptée, Jets comme Sharks sont condamnés à la superposabilité. L’injonction « Turn off the lights ! » lancée par Riff n’y changera rien, puisque le point de vue policier, déjà insinué dans les plans perçus depuis les trous, continue à s’installer. Par exemple, le seul travelling circulaire du film se déploie lors de l’affrontement entre Bernardo et Tony, mais contrairement aux cercles ré-appropriés des numéros dansés le cercle ne peut plus avoir de valeur contestataire, affirmant la précédence de la relation sur l’identification : au contraire, dans la mesure où il se confronte cette fois à des bandes rivales, et agi qu’il est par ce qui précède, le cercle enferme ce qu’il contourne dans les rayons d’un destin.
On pourrait avancer, à ce stade, que si la scène échappait à la logique de la transpropriation dépropriante, c’est précisément parce qu’elle ne prenait pas en charge son autre : de fait, entièrement plongés dans le bleu, balayés de flares monochromes, Jets comme Sharks ne se tiennent pas dans un lieu où le bleu se définirait par son autre (le rose-rouge, ou le jaune qui les unit). Or justement le rouge va surgir, médié par les vitres bleues du hangar, mais ce rouge ne sera plus l’autre du bleu au sens de ce vers quoi il tend dans sa composition eidétique propre ; ce sera au contraire le rouge des gyrophares, surimprimé de force sur les visages des participants. Autrement dit, le rapport du rouge et du bleu devient un problème, immédiatement ramené à la police, et non la promesse figurative d’un renouvellement des choses du monde.
La scène s’achève par un raccord sur les néons rouges et bleus des rues de New York, avant de rejoindre Maria et le numéro « I Feel Pretty ». La profondeur de ce numéro tient à ceci que, tout comme les néons rouges et bleus laissaient croire que l’appropriation de la transpropriation dépropriante bleu/rose-rouge par la police n’avait pas encore lieu, l’entièreté des mouvements de Maria, là même où pourtant elle fait signe vers l’infini de l’avenir avec Tony, la ramènent à un stade en réalité seulement liminaire. Autrement dit, la scène a à proprement parler valeur de régression dans le montage, c’est-à-dire que son poids tragique tient à sa négation du retournement figuratif qui vient de survenir. Lorsqu’elle commence à chanter dans sa tenue rose et bleue, Maria se trouve ainsi encadrée, dans cet ordre précis, par du bleu, du jaune et du rose, soit exactement les draps étendus de son foyer : là même où tout désigne le désir d’ailleurs, la configuration chromatique (renforcée par son utilisation de l’écharpe verte, encore assimilée à l’appartement) la tire vers le rassemblement du foyer. La logique policière a rompu la communication au point que l’on passe d’une compréhension où le foyer et l’infini s’entre-définissent à une logique où l’un, secrètement, sape les ambitions de l’autre. De même, il faut utiliser un vaporisateur bleu pour nettoyer un miroir faisant apparaître le rose de sa robe, mais dans tous les cas c’est la possibilité de leur coexistence qui semble définitivement remise en cause : nul ne s’étonnera alors que Maria, tombant sur l’une de ses collègues, rejoue exactement le mouvement de bras qui était le sien lorsqu’elle rencontra Tony, mais sans pourtant cette fois que quiconque inaugure un parallélisme.
Mais le film ne se contente pas de traduire figurativement l’ironie tragique, dans la mesure où il va jusqu’à rejouer des scènes pour miner ce qu’elles avaient accompli dans la lutte contre le point de vue policier. Ainsi du viol d’Anita, qui se signale vis-à-vis de la version de Wise par un très léger décalage : là où, chez Wise, Anita entrait au son de la musique du bal, musique qui disparaissait progressivement, désormais le viol est concomitant de la ré-activation de cette musique par l’un des Jets. Les violeurs vont de fait former un cercle autour d’Anita, actualisant la violence dont se nimbe toute organisation circulaire lorsqu’elle peut être performativement reliée aux boules de démolition. Il s’agit ici, autrement dit, de rejouer le bal lui-même pour lui ôter toute force émancipatrice : au lieu de réussir à linéariser les cercles, à déjouer par son inventivité motrice le plan des policiers (elle qui lançait même l’initiative du « Mambo »), Anita est brutalement confrontée au fait qu’il n’y aura pas d’alternative possible. Il n’est pas interdit, à ce titre, de considérer que la continuité figurative entre la scène du bal et la scène du viol fait des Jets les policiers de demain, reconduisant ad nauseam le règne de la violence dans l’organisation toujours extérieure des polarités. Le tragique de la séquence trouve son point culminant dans le moment où Anita renonce à son américanité : en se disant portoricaine et non plus américaine, elle se trouve nimbée de la lumière orangée de la devanture de Valentina qui, jusque là et par l’intermédiaire d’Anita, avait permis l’ouverture de l’identité sur son autre. Ajoutons que lorsqu’elle se relève, Anita parcourt du regard ses violeurs divisés symétriquement en deux groupes de quatre, soit exactement la même configuration 1) que l’un des plans d’« America », dans la salle de boxe, où les femmes faisaient face aux hommes et leur tenaient tête, 2) que la scène à venir de la mort de Tony. La symétrie se laisse découvrir comme pulsion de destruction de l’autre, à rebours de toute transpropriation possible ; à ce niveau, l’ensemble des moyens figuratifs mis en place s’avèrent retournés contre eux-mêmes(5).
Que reste-t-il alors ? Au moins un personnage, Valentina, dont il est tout sauf anodin qu’elle soit interprétée par Rita Moreno. Lorsque, légèrement plus tôt, elle chante « Somewhere » dans sa boutique, le film met en place une traduction figurative du tragique qui ménage pourtant une place au chemin parcouru depuis l’ouverture. La séquence est en effet construite sur l’alternance entre Valentina chantant et quatre fondus enchaînés : le premier sur la déposition d’Anita dans un commissariat bleuté, le deuxième et le quatrième sur les deux amants s’enlaçant, le troisième sur Anita quittant le commissariat. Chacun, à sa manière, témoigne de ce que la douleur du film n’est pas tant la victoire totale des policiers que la déliaison entre le tragique des situations, où les voies alternatives ont effectivement connu l’échec, et le rapport entre ces situations qui, lorsqu’il est pris en charge par Valentina, maintient le souvenir de la transpropriation dépropriante. Qu’est-ce à dire ?
- Le fondu 1 maintient une relation de montage entre le rose-orangé de l’intérieur de la boutique et le bleu du commissariat, dans le sens précisément où, contrairement au dénouement de l’affrontement, la superposition des deux n’est pas perçue comme un problème.
- Les fondus 2 et 4 confirment le mouvement entrepris par le fondu 1 puisqu’il situe Valentina entre Tony et Maria, au titre d’entremetteuse ; dans cette perspective, l’enchaînement des fondus est la synthèse figurative de la scène de traduction.
- Le fondu 3 superpose nettement Rita Moreno sur Ariana DeBose, une Anita sur l’autre. On interprètera ce fondu comme le passage de relais d’une Anita à une autre, mais non selon le sens chronologique attendu. Si l’on reprend l’organisation de la séquence, Anita encadre l’amour de Tony et Maria selon une alternance stricte, et à ce titre maintient l’efficace communicatif de sa présence lumineuse ; mais si l’on a en tête le raidissement de sa présence tel qu’il adviendra au gré du renversement accompli par la scène de viol, on pourrait soutenir qu’Anita ne parviendra plus, quand bien même elle ira effectivement porter la demande de Maria auprès de Valentina, à porter le poids de l’amour naissant. Surtout, suivre l’intrigue de la présence telle qu’elle est parcourue par le film (ombres précédant les manifestations physiques, corps perçus depuis les trous, ouverture sur les ruines, reflets, etc.) implique de ne plus s’étonner que le passage de relais se fasse, en guise de consécration, d’une figure encore présente à une autre déjà tendue vers l’absence.
« Somewhere » s’achève sur Valentina plongeant sa tête dans ses bras croisés. Raccord : au-dessus du lit des deux amants, qui viennent de consommer une union qui n’est que de montage, assimilant directement le rapport sexuel à l’efficace du fondu enchaîné, se trouve un crucifix. Est-ce à dire que Valentina, ayant repris la lumière bienveillante d’Anita, veillerait comme un Christ sur le maintien de la transpropriation dépropriante ? C’est qu’il aura fallu passer d’une compréhension juive de la lumière comme pure interface, unification dynamique de la vie intérieure et de la vie publique, du foyer et de l’infini, à la nécessité d’un·e messie qui soit et ne soit pas en même temps la lumière même. Or le Christ est bien celui qui, « demeurant dans la forme de Dieu, n’a pas considéré comme une possession [rapina] d’être égal à Dieu » (Épître aux Philippiens, 2, 6), c’est-à-dire qu’il n’a pas considéré le fait d’être égal à Dieu, fait qui compose son être même, comme une possession, mais s’en est vidé (heauton ekenôsen) au point d’adopter la condition de serviteur (morphè doulou) (6). Dans notre perspective, cela signifie concrètement que la valeur christique de Valentina n’est pas celle de l’incarnation de la transcendance, mais celle de l’un des mouvements de l’être du Christ qui l’ouvre à la dépropriation. Si elle a bien repris dans le montage la puissance unifiante d’Anita, elle n’a pu le faire que depuis son retrait vis-à-vis du jeu des polarités, c’est-à-dire vis-à-vis de l’intrigue figurative même du film. Puisque la loi de l’immanence des rapports se trouvait par trop exposée aux vices de la perception policière, le film a du trouver des figures de relais, extérieures aux polarités ou se tenant sur leurs bords, pour garantir, certes dans les plis de l’économie figurative, le maintien d’un espace pour la transpropriation dépropriante comme éclosion possible, enfin, d’un nouveau rapport à l’être.
Comment s’étonner alors de ce que Valentina, avant de chanter, soit confondue en un reflet avec Anybodys ? L’intrigue du visible appartient aux marges (spectres, figures non-binaires, médiatrices dépropriées), c’est-à-dire au non-symétrisable : le film se refermera sur des voitures de police perçues par un escalier, ultime figure substituant le passage, tel qu’opéré par une instance tierce, à la polarité.