dimanche 11 février 2018

Le plan et l'idéologie

À propos du 15h17 pour Paris
(Ce micro-texte est un addendum à un autre, publié sur Critikat.)
Si la fonction première d’une idéologie est d’assurer le maintien de la catégorie de totalité (sous la forme du tout social, dont la représentation par les individus règle le rapport à leurs tâches), le montage est, dans Le 15h17 pour Paris, proprement idéologique en ce qu’il intègre a posteriori les événements donnés (a priori dispersés, disjoints comme le sont les catégories de la société) dans les rayons d’une suite causale qui en assure la synthèse abstraite et systématique. Chaque élément peut ainsi, sur le modèle de la boucle, faire sens par rapport à un autre, et chaque raccord y devenir le ravalement de l’anodin sous les termes du principe (principe d’action — faire preuve d’imagination lorsqu’un homme saigne de la nuque, par exemple — lui-même forcément sous-tendu par un principium renvoyant, de proche en proche, à l’origine, si bien que tel choix y procède apparemment d’une expérience antérieure). Ce faisant, le film accouple dans sa règle de montage le mantra du personnage de Spencer Stone, qui consiste à diriger chaque singularité vers ce qu’il nomme « un but suprême ». 
Or l’extrême intelligence du film consiste à miner de l’intérieur le projet idéologique du montage en y répondant par la force de résistance des plans, si bien que l’idéologie apparaît non pas comme l’organisation (positive) du plan mais comme le rejet, même comme le déni de son poids ontologique ou hantologique (si l’on comprend l’hantologie comme logique de la hantise). Le monde qui s’étale dans le plan, dans la fugacité propre audit plan, se dérobe incessamment à toute tentative de le synchroniser avec le présent d’une conscience souveraine. Par exemple, le film part d’une subjectivité (donc : non-encore totalisable) — en la personne d’Anthony Sadler — affirmant vouloir expliquer comment tout cela a commencé, c’est-à-dire : comment à cette amitié pourrait se greffer, par le biais du montage, un signifié originaire venant orienter la signification dans une voie unique. Or quelque chose, immédiatement, pose problème et vient freiner le retour à l’origine comme justification idéologique de ce qui adviendra : celui qui raconte n’apparaît dans le récit qu’une dizaine de minutes après son commencement, comme si l’histoire ne pouvait trouver son fondement que dans la relève objectivante d’un témoignage, consistant à le poser immédiatement au-dehors de soi. Le film, dès son ouverture, se situe dans l’espace interstitiel où la concordance du montage (le récit des origines) et du plan (ici : l’aspiration subjective, le visage isolé, la trace fragmentaire d’un moment en voiture) n’apparaît pas comme donnée. 
Dès lors — raccordant en cela pleinement avec l’horizon eastwoodien —, Le 15h17 pour Paris consiste en une critique radicale de la catégorie de totalité, qui passe par une remise en cause de la synchronisation possible entre passé, présent et futur. Autrement dit, il s’agit pour lui de fonder une compréhension de la temporalité où le passé et le futur n’apparaîtraient pas seulement comme des présents modifiés, sous la forme rassurante du souvenir ou de l’anticipation. Le passé y devient dès lors ce qu’il est chez Levinas, soit un passé qui ne serait passé qu’à condition de ne jamais avoir été présent, de ne pas m’appartenir tout à fait et de ne pouvoir être revécu sous ladite forme de la présence. Chez lui, la compréhension de ce passé est consubstantielle à la seule instance qui, en se tenant en face de moi, échappe à tout effort de totalisation — soit : Autrui — ; chez Eastwood, elle se révèle dans le plan comme résistance subreptice au montage. Le témoignage des personnages y devient une trace, mais en tant seulement que rapport à l’altérité première du passé. 
Or comme singulier, comme absolument irréductible au tout, non-insérable dans une chaîne, non-présentifiable, ce passé implique, dans chacune de ses manifestations (bref : dans chaque plan), un soupçon, parce que la possibilité du mensonge est intrinsèquement liée au fait que le passé soit absolument inaccessible. Ce soupçon — cette zone d’indécidabilité — est, de fait, le cœur du film. Surtout, dans sa monstration même (qui consiste en une distance entre le re-jeu des événements et les signes de spectralité qui viennent contrebalancer l’apparence de plénitude), il désigne comme négatif le devenir-idéologique du soupçon. Le soupçon diffère doublement de l’idéologie : 1. le soupçon peut être valorisé en ce qu’il appartient à la structure même du témoignage, lequel se confond, par la capacité inscriptive propre au cinéma, avec le régime du plan ; 2. le soupçon trouve son origine dans une promesse, dans un gage testimonial qui inclut dans sa formulation la possibilité du faux, quand l’idéologie jamais ne rend possible sa contradiction et suscite (volontairement ou non) un réel plus vrai que le réel. 
Le film, comme combat toujours recommencé du plan-témoignage soupçonnable contre le montage idéologique, peut enfin consacrer la victoire du premier en faisant le choix du faux maintenu possible (c’est-à-dire : nullement démontré, mais impliqué dans le dispositif). Cette victoire est autant esthétique (parce que, pour le spectateur, elle implique de défaire, suivant un rythme entièrement renouvelé, un rapport inauthentique à la temporalité) que politique et morale (parce qu’elle nie toute perspective d’un assentiment inconditionné aux valeurs véhiculées par le montage). Plus précisément, on y passe d’un apprentissage à l’autre : de l’apprentissage de la totalité sous-tendue par chaque action isolée (soit : les événements du  Thalys comme étant l’effet logique du récit tout entier) à l’apprentissage plus lent, plus obstiné aussi, de l’effacement, comme déjà le faisait chaque plan au moment de faire la place à un autre passé bientôt ravalé. Le démontage ne trouve plus son sens dans le remontage, mais dans les béances laissées entre les saccades. On a rarement autant que chez Eastwood l'impression qu'une séquence s'abîme dans une autre d'une manière irréparable. Son film fait de ce sentiment le vecteur d'une restructuration complète du « réel », laquelle ne se trouve jamais mise au service d'un discours mais insérée dans le travail que le sens effectue sur lui-même dans le relief même du film, dans ses ouvertures et ses détails.
[On pense à ce hadith cité par Marie-José Mondzain dans Trace et archive, image et art (p. 70), où il est dit que l’artisan « ne doit pas faire un objet parfait et unifié jusqu’au bout parce qu’il y a un orgueil de totalisation dans l’œuvre qui porte atteinte non seulement à la transcendance, mais en fait qui porte atteinte à la vie. La vie de l’œuvre vient justement de ce qu’il y a ce défaut. » À quoi Derrida répond : « Là où il y a totalisation et perfection, c’est la mort. » Deux idées de la mort : d’un côté (celui du montage idéologique), une mort qui s’apparente paradoxalement à une dénégation de la finitude (c’est-à-dire aussi de la structure spectrale des choses, de la trace dont s’accompagne toute expérience) et qui, ce faisant, marque le renoncement, la mort comme refus d’accepter le mode de donation de tout vivant ; de l’autre (celui du plan, du reste, de la trace), la reconnaissance de la finitude — donc de la mort — par une manière toute eastwoodienne de se mettre à la mesure de la disparition.]

dimanche 28 janvier 2018

Espace lumineux

Transmetteur du feu (réalisé dans le cadre de l’hommage à Jean-Marie Straub donné à la Cinémathèque suisse) s’ouvre sur la disparition de la figure humaine dans un ballet d’ombres et de noirs jetés entre les séquences. Cette disparition, pourtant, est aussi et peut-être davantage une apparition. D’un côté, certes, ce qu’autorise la disparition de l’homme est le renoncement à la perspective de l’objectivation, celle où l’homme se tiendrait face aux choses et se mesurerait à elles. L’homme d’ailleurs, avant de disparaître, scrute. Surtout, sur sa tête s’imprime l’ombre d’une fenêtre, qui, en circonscrivant l’extérieur à partir de l’intérieur, consacre la puissance du point de vue humain.   
La dimension d’apparition, elle, est rendue possible par un court extrait sonore évoquant le lien indissociable reliant l’art et la magie. La mention même de la magie anime les riens jetés là — ceux-là même qui avaient éteint l’homme — d’un souffle dont ils ne jouissaient pas jusqu’alors. Le vide y devient d’emblée ce à partir de quoi l’être est. Il n’est plus seulement l’anéantisseur : il ouvre ce qui après lui advient, dans la surprise de son éclaircie. Dans ce double mouvement s’invente la possibilité d’un monde d’où l’homme a déserté. Plus précisément, c’est un monde où la donation de places ne vient plus du regard objectivant mais des choses elles-mêmes, dans le mouvement premier de leur surgissement. C’est que ce surgissement, privé de l’homme, peut enfin s’accomplir sans aucune perspective, à partir seulement de ce qui surgit, hors-contexte et hors-donné précédant l’apparition. 

Qu’est-ce alors qui surgit ? Rien d’autre que la lumière, sous la forme quotidienne d’un lampadaire. La trajectoire du film consiste à restituer à ce lampadaire sa puissance d’événement lumineux (sa puissance de feu, selon le vœu formulé par son titre). Lorsque l’on regarde la lumière comme lumière (c’est-à-dire non pas comme ampoule produisant telle quantité d’éclairage), on se trouve confronté à sa capacité de faire naître ce qui l’environne. La beauté d’un tel film est donc de ne pas venir avec en tête un espace qui serait toujours déjà là, précédant ce qui pourra  en être capté : bien plutôt, l’espace naît des choses elles-mêmes, qui organisent le donné depuis la force de leur injonction. Loin d’une étendue indifférente, le square où surgit le lampadaire accomplit une compréhension de l’espace où « dans la mesure où l’espace espace, il libère le champ-libre et avec celui-ci offre la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions et des frontières, la possibilité des distances et des grandeurs ». La lumière, donc, détermine les places des passants, des écureuils et des oiseaux. Comme telle, elle est puissance d’espacement avant d’être un lampadaire rangé dans le monde des choses simplement là. 
Il n’est pas anodin qu’elle clignote, qu’elle vacille et que, comme telle, elle se tienne au bord de l’extinction. Trois raisons au moins à cela. D’abord, si la puissance d’espacement était un acquis, alors la lumière redeviendrait un simple objet : il lui faut maintenir la surprise de son avènement. Ensuite, du côté du film, l’écriture se devait de maintenir la structure ouverte par les disparitions liminaires (soit : partir du vide, aller vers le vide, et faire éclore le monde dans cet entre-deux) : il lui faut se rappeler que toute chose gagne son souffle magique de ce qu’elle provient du rien. Enfin et surtout, en clignotant la lumière s’invente une temporalité, suscite la possibilité d’un temps non-linéaire, où le temps est accordé seulement par l’événement du clignotement. Impossible de s’étonner, dès lors, de ce que les mouvements soient coupés et les saisons entremêlées (ici, probablement l’hiver et l’automne). Aux mouvements coupés il ne manque nulle complétude, parce qu’ils reçoivent le sens de leur mouvement depuis le clignotement espaçant, qui lui-même est essentiellement peuplé de riens liant entre eux les courts moments de présence. Aux saisons entremêlées on n’opposera aucune linéarité, parce que le temps ouvert par les choses s’oppose fermement à la temporalité fermée du monde des objets. 
Le film peut alors enfin revenir au rien. Et pourtant, quelque chose a changé : lorsque l’ombre de la fenêtre (toujours privée de la figure humaine) ressurgit, elle ressurgit à partir d’un passage très court de la caméra sur une chambre — lieu de la domesticité, donc de la domestication, lieu des objets par excellence. La chambre est dépassée par l’ombre de ce qui survient ensuite. Ici, dans cette ombre qui revient, quelque chose a effectivement changé : puisque la lumière entre temps a ouvert et organisé son monde, son mouvement, son temps — bref, son lieu —, ce n’est plus l’ombre de la fenêtre que l’on voit, mais les interstices lumineux nichés au creux des barreaux. On revient alors, curieux, au plan furtif de la chambre. Et on n'y voit plus qu'un lit disposé par la lumière.
Référence du texte cité : 
Martin Heidegger, Remarques sur art - sculpture - espace, trad. Didier Franck, Paris, Rivages, 2015 (1964).