dimanche 28 janvier 2018

Espace lumineux

Transmetteur du feu (réalisé dans le cadre de l’hommage à Jean-Marie Straub donné à la Cinémathèque suisse) s’ouvre sur la disparition de la figure humaine dans un ballet d’ombres et de noirs jetés entre les séquences. Cette disparition, pourtant, est aussi et peut-être davantage une apparition. D’un côté, certes, ce qu’autorise la disparition de l’homme est le renoncement à la perspective de l’objectivation, celle où l’homme se tiendrait face aux choses et se mesurerait à elles. L’homme d’ailleurs, avant de disparaître, scrute. Surtout, sur sa tête s’imprime l’ombre d’une fenêtre, qui, en circonscrivant l’extérieur à partir de l’intérieur, consacre la puissance du point de vue humain.   
La dimension d’apparition, elle, est rendue possible par un court extrait sonore évoquant le lien indissociable reliant l’art et la magie. La mention même de la magie anime les riens jetés là — ceux-là même qui avaient éteint l’homme — d’un souffle dont ils ne jouissaient pas jusqu’alors. Le vide y devient d’emblée ce à partir de quoi l’être est. Il n’est plus seulement l’anéantisseur : il ouvre ce qui après lui advient, dans la surprise de son éclaircie. Dans ce double mouvement s’invente la possibilité d’un monde d’où l’homme a déserté. Plus précisément, c’est un monde où la donation de places ne vient plus du regard objectivant mais des choses elles-mêmes, dans le mouvement premier de leur surgissement. C’est que ce surgissement, privé de l’homme, peut enfin s’accomplir sans aucune perspective, à partir seulement de ce qui surgit, hors-contexte et hors-donné précédant l’apparition. 

Qu’est-ce alors qui surgit ? Rien d’autre que la lumière, sous la forme quotidienne d’un lampadaire. La trajectoire du film consiste à restituer à ce lampadaire sa puissance d’événement lumineux (sa puissance de feu, selon le vœu formulé par son titre). Lorsque l’on regarde la lumière comme lumière (c’est-à-dire non pas comme ampoule produisant telle quantité d’éclairage), on se trouve confronté à sa capacité de faire naître ce qui l’environne. La beauté d’un tel film est donc de ne pas venir avec en tête un espace qui serait toujours déjà là, précédant ce qui pourra  en être capté : bien plutôt, l’espace naît des choses elles-mêmes, qui organisent le donné depuis la force de leur injonction. Loin d’une étendue indifférente, le square où surgit le lampadaire accomplit une compréhension de l’espace où « dans la mesure où l’espace espace, il libère le champ-libre et avec celui-ci offre la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions et des frontières, la possibilité des distances et des grandeurs ». La lumière, donc, détermine les places des passants, des écureuils et des oiseaux. Comme telle, elle est puissance d’espacement avant d’être un lampadaire rangé dans le monde des choses simplement là. 
Il n’est pas anodin qu’elle clignote, qu’elle vacille et que, comme telle, elle se tienne au bord de l’extinction. Trois raisons au moins à cela. D’abord, si la puissance d’espacement était un acquis, alors la lumière redeviendrait un simple objet : il lui faut maintenir la surprise de son avènement. Ensuite, du côté du film, l’écriture se devait de maintenir la structure ouverte par les disparitions liminaires (soit : partir du vide, aller vers le vide, et faire éclore le monde dans cet entre-deux) : il lui faut se rappeler que toute chose gagne son souffle magique de ce qu’elle provient du rien. Enfin et surtout, en clignotant la lumière s’invente une temporalité, suscite la possibilité d’un temps non-linéaire, où le temps est accordé seulement par l’événement du clignotement. Impossible de s’étonner, dès lors, de ce que les mouvements soient coupés et les saisons entremêlées (ici, probablement l’hiver et l’automne). Aux mouvements coupés il ne manque nulle complétude, parce qu’ils reçoivent le sens de leur mouvement depuis le clignotement espaçant, qui lui-même est essentiellement peuplé de riens liant entre eux les courts moments de présence. Aux saisons entremêlées on n’opposera aucune linéarité, parce que le temps ouvert par les choses s’oppose fermement à la temporalité fermée du monde des objets. 
Le film peut alors enfin revenir au rien. Et pourtant, quelque chose a changé : lorsque l’ombre de la fenêtre (toujours privée de la figure humaine) ressurgit, elle ressurgit à partir d’un passage très court de la caméra sur une chambre — lieu de la domesticité, donc de la domestication, lieu des objets par excellence. La chambre est dépassée par l’ombre de ce qui survient ensuite. Ici, dans cette ombre qui revient, quelque chose a effectivement changé : puisque la lumière entre temps a ouvert et organisé son monde, son mouvement, son temps — bref, son lieu —, ce n’est plus l’ombre de la fenêtre que l’on voit, mais les interstices lumineux nichés au creux des barreaux. On revient alors, curieux, au plan furtif de la chambre. Et on n'y voit plus qu'un lit disposé par la lumière.
Référence du texte cité : 
Martin Heidegger, Remarques sur art - sculpture - espace, trad. Didier Franck, Paris, Rivages, 2015 (1964).