mercredi 19 février 2020

Là où il y a du triangle ...

Notes sur Richard Jewell



C’est le premier plan du film : à la faveur d’une légère contre-plongée, l’immeuble hébergeant un cabinet d’avocats en droit public apparaît non pas de face, mais à partir de son angle A. La conjonction de la contre-plongée et de la référence à l’angle contribue ce faisant à l’émergence d’une forme triangulaire dont les trois côtés seraient la façade de l’immeuble (a), son côté droit (b) et le bord de la solution figurative (c). Surtout, l’angle choisi conduit à ce qu’il n’y ait pas de réelle conjonction entre l’angle inférieur gauche de la solution figurative et la fin du côté a. Tout se passe comme si, autrement dit, le triangle ne se déterminait comme tel que dans un rapport avec l’extérieur du cadre. Un régime d’extériorité entre l’ergon et le parergon (cadre, bords, vide) impliquerait l’impossibilité de l’existence même de ce triangle, mais notre hypothèse sera toute autre : que le film entier, dans l’ampleur que figurativement il accorde à ce triangle, nous incite à revoir les rapports de l’ergon et du parergon, et à considérer que le parergon « touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération »(1). Mieux : que l’extériorité de l’angle constitue la condition de l'intégration du triangle au titre de meneur de l’économie figurative. C’est dans l’équation {côté c comme bord de la solution figurative + référence à l’angle A, lui-même intégré au bord supérieur + valeur parergonale de l’angle B} que se niche la réalité du triangle, i.e. moins comme une forme simplement figurée que comme une structure figurante. Le présent texte sera l’épreuve de cette hypothèse. 

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La séquence qui suit immédiatement — Richard Jewell, employé du cabinet, sort de la salle des fournitures muni d’un chariot — permet de mesurer ce qui déjà se joue ici. Le triangle y agit d’abord en tant qu'agent de montage, puisque la coupe intervient au moment seulement où Jewell amorce, au contact d'un angle droit (celui d'un bureau en open space) un tournant. Mais il se trouve aussitôt redoublé d’une fonction dynamique à l’intérieur du plan : le changement de cadre permet de situer Jewell au centre de deux configurations ternaires. La première obéit simplement à un dispositif de type perspectif, et délègue au personnage un rôle d’arbitrage du perçu en l'assimilant figurativement à la confluence centrale de deux lignes de fuite (les bureaux parallèles, à partir desquels l’allée se définit). La deuxième, surtout, l’intègre dans un enchaînement horizontal de trois affiches représentant chacune à sa manière les États-Unis d’Amérique : les deux premières en dessinant les contours du pays, et la troisième, à droite du plan, en reproduisant le Stars and Stripes
Rien, pourtant, ne semble justifier triangulairement la coupe suivante. Reste qu'à bien y regarder, on retrouve cette fois à gauche du plan une représentation identique du drapeau américain. La superposition inductive des deux plans, performativement suggérée par le montage, permet de prendre définitivement acte de la fonction de montage de la configuration triangulaire, puisque Jewell apparaît ainsi dans une suite ternaire cohérente qui l’encadre desdits drapeaux. Nul ne s’étonnera alors de ce qu’organise le plan suivant : au rapport possible entre deux représentations des États-Unis, il substitue l’accord linéaire entre, d'un côté, le même drapeau et, de l’autre, un triangle figuré, sous la forme d'un module de classement. Qu’est-ce à dire ? Au-delà de l'omniprésence empirique des formes dérivées du triangle (configurations ternaires, angles sans troisième côté), on observe déjà une coalition figurative entre la triangularité en général et l’horizon institutionnel américain (drapeaux, contours du pays, cabinet de droit public). En d’autres termes, là où il y a du triangle, il y a de l’institution américaine, d’où il suit qu’après avoir intégré le module de classement à l’intrigue ternaire des drapeaux il n’y ait plus besoin de faire entrer dans le champ les marqueurs institutionnels. La séquence dans son entièreté aura subséquemment transmué un simple triangle (l’angle de l’immeuble) en un autre (le module de classement), si à tout le moins on intègre à la connaissance de cet autre triangle l'omniprésence du gouvernement américain.

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Quelque chose, ici, pose problème. Si donc l’évolution syncatégorématique du triangle finit par l’assimiler aux institutions du gouvernement américain, et si en même temps le triangle est situé en tant que structure figurante au niveau du film lui-même, alors il semble envisageable de considérer que l’économie figurative du film d’Eastwood est structurée par ces institutions. À qui connaît le libertarianisme du cinéaste, cette affirmation pourrait avoir valeur de scandale, qui plus est dans un film qui paraît se concentrer sur le déploiement d'une injustice — celle soupçonnant à tort Jewell d’avoir posé la bombe dans le parc du Centenaire à Atlanta — impliquant le gouvernement fédéral (et, par là, ses liens avec la presse). Ce serait oublier l’évolution décisive accomplie par les deux derniers films du cinéaste (Le 15h17 pour Paris et La Mule), où le montage assume clairement une fonction d’ordre idéologique. Puisque la fonction même d’une idéologie, qui consiste à assurer la permanence du lien 1) entre les membres du tout social et 2) entre ces membres et leurs tâches fixées par la structure sociale des rapports de production(2), relève toujours déjà du montage, cette proposition ne devrait pas étonner.
Il faut néanmoins préciser. Althusser a souvent insisté sur la distinction entre la conception marxiste du « tout social » et la catégorie de totalité chez Hegel, substituant l’instauration d’une topique à la relève du procès d’Aufhebung. Le « tout social » permet ainsi de considérer la structure de toute société comme constituée par deux instances : l’infrastructure (le rapport entre les forces productives et les rapports de production) et la superstructure (le juridico-politique d’un côté, l’idéologie de l’autre). Ceci admis, la reproduction des rapports de production est assurée la superstructure, qui elle-même a besoin de l’efficace de l’infrastructure unifiée pour se maintenir. Notre hypothèse sera la suivante : que la superstructure constitue la tendance majoritaire du montage eastwoodien, par quoi il assume l’intégration des figures dans la chaîne déjà constituée du tout figuratif.
Ainsi, dans Le 15h17 pour Paris, de la manière dont chaque élément peut, sur le modèle de la boucle, faire sens par rapport à un autre, et chaque raccord y devenir le ravalement de l’anodin sous les termes du principe (principe d’action — faire preuve d’imagination lorsqu’un homme saigne de la nuque, par exemple — lui-même forcément sous-tendu par un principium renvoyant, de proche en proche, à l’origine, si bien que tel choix y procède apparemment d’une expérience antérieure). Ce projet général du montage tient à la tentative de maintien de la catégorie de totalité via l’intégration a posteriori des événements donnés (a priori dispersés en tant que traces) dans les rayons d’une suite causale. Tout se passe comme si le montage mettait en œuvre le mantra de Spencer Stone, répété au travers de la prière de Saint-François à deux moments décisifs du film : « là où il y a de la haine, que je mette l’amour […] là où il y a la discorde, que je mette l’union […] là où il y a les ténèbres, que je mette votre lumière ». Dans les termes qui désormais seront les nôtres, on dira que la superstructure du montage assure la soumission des plans au rapport qu’ils entretiennent avec le tout social. 
Si l’on retourne au cas de Richard Jewell, plusieurs raccords permettent encore d’en attester : un personnage évoque un parking, et la coupe présente une voiture s’avançant pour se garer ; alors que Jewell et son avocat semblent empiriquement séparés (le premier quitte son emploi), un fondu enchaîné vient imprimer un plan des deux hommes réunis sur la figure isolée de l’avocat ; à un simple « have fun ! » envoyé à Jewell, le film répond — lui accordant ainsi une valeur immédiatement performative — par un enchaînement de courts moments de pure présence où des enfants jouent dans une fontaine, justifiant dans la collure le fait qu’il s’agisse chronologiquement du premier morceau du montage proprement inutile à l’avancée diégétique, etc. 
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Cette précision ne permet toutefois pas encore de résoudre, de quelque façon que ce soit, la contradiction première : qu’une économie figurative en milieu iconique eastwoodien puisse être structurée par les institutions gouvernementales. Notre hypothèse, déjà largement motivée par les cas sus-cités du 15h17 pour Paris et de La Mule, sera la suivante : que la position du montage comme superstructure, et surtout comme superstructure usant davantage des appareils idéologiques (raccords, dons de performativité) que de la répression (négation de la continuité), est la condition théorique de l’implosion de l’infrastructure. De la même façon que les appareils idéologiques d’État (religieux, scolaires, familiaux, juridiques, etc., ici prioritairement : informationnels) peuvent constituer un terreau privilégié de la lutte des classes parce que le pouvoir ne s’y auto-affirme pas aussi facilement que dans l’appareil répressif d’État, notamment parce qu’il y préexiste des conditions pour recevoir la résistance (et surtout l’expression) des classes exploitées, le montage est aisément appropriable par ce que pourtant il intègre idéologiquement dans ses chaînes. Le montage devient par conséquent la condition même d'une lutte des classes figuratives effectuée de l’intérieur. En termes cette fois libertariens, semble-t-il opposés, il serait impropre de soutenir que le montage respecterait et protègerait la liberté de chaque individu figuratif (figure, personnage, plan) d’exercer son plein droit de propriété. Non : c’est la conscience figurative de l’incapacité structurelle que présente le montage, en tant que signe de la superstructure (et, plus loin, des institutions gouvernementales américaines), à réellement respecter cette liberté, qui ménage pour les individus figuratifs des espaces possibles d’autonomisation. 
Deux scènes seront ici décisives. Dans la première, un montage parallèle fait alterner, d’un côté, des images d’archive des performances du sprinteur Michael Johnson aux Jeux Olympiques d’Atlanta et, de l’autre, la tentative menée par l’avocat de Jewell et son assistante de rejouer la distance présumée entre l’appel du poseur de bombe et la scène du crime. La mise à l’épreuve des soupçons du FBI, qui supposent un parcours forcément rapide d’un point à l’autre, doit passer par l’expérience concrète de la faisabilité de cette distance. On tient ici ensemble l’expression suprême de la superstructure et la possibilité intérieurement contenue de sa critique : si la confrontation de montage semble mettre sur un même plan l’extrême rapidité du sprinteur et le parcours supposément suivi par Jewell (thèse du FBI), il exhibe simultanément, par confrontation des vitesses, l’extrême lenteur d’icelui, et par suite son improbabilité structurelle. Autrement dit, la possibilité de la lutte des classes ne se vit toujours pas abstraitement des conditions réelles d’existence en infrastructure. Il faudrait ajouter à l’appréhension sensible de la séquence la connaissance d’une scène préalable, qui à un tournant entrepris par Johnson à la télévision faisait se succéder un tournant dans la démarche de Jewell. Au moment d’appréhender le montage parallèle, la retransmission télévisuelle des exploits de Johnson présentait déjà une valeur performative, qui compliquait la possibilité d’en éprouver la réalité.  
La seconde permet de synthétiser ce qui a jusqu’ici été aperçu en reliant le maintien figuratif du libertarianisme à la loi du triangle. Le FBI vient de convoquer Jewell pour un premier entretien, et met en œuvre un dispositif précis prétendant recueillir son témoignage dans le cadre d’une campagne de prévention pour en réalité l’interroger dans le cadre des suspicions dont il fait l’objet. On découpera la séquence en deux plans distincts :
  1. Champ : du point de vue du FBI. Alors que la caméra est située à l’arrière des trois agents du FBI, faisant dès lors face à Jewell, on remarque un ensemble de trois organisations ternaires : d’abord et évidemment, les trois agents ; ensuite, les trois étagères qui surplombent Jewell, l’intégrant subrepticement dans la configuration ternaire-triangulaire-institutionnelle ; enfin, les trois photographies du United States Capitol, bâtiment qui sert de siège au Congrès. Dans les termes du problème, la superstructure (le Capitole) veille à l’unité maintenue telle de l’infrastructure (la soumission de Jewell aux trois agents par l’intermédiaire de l’étagère comme signe de la règle de trois). 
  2. Contre-champ : du point de vue de Jewell. Une fois cette configuration établie, le spectateur est tenté de transférer inductivement le même genre d’agencements ternaires. Or quelque chose vient à manquer : il n’y a cette fois que deux tableaux accrochés au mur, l’un représentant encore le Capitole et l’autre la Statue de la Liberté. L’intérêt décisif de ce plan tient à ceci que ce qui, au nom de la configuration triangulaire, relie les deux images, n’est rien d’autre qu’un projecteur de cinéma. Autrement dit : ce qui unit le pouvoir législatif et la liberté réelle relève du dispositif, de la mise en scène, bref de la mascarade. L’État s’avère in fine exhibé dans son incapacité structurelle à se hisser à la hauteur de l’idéal libertarien. 
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Il faut déplier les enseignements de la séquence : si donc les plis de l’écriture sont rendus capables de creuser un écart entre l’idéal libertarien et la réalité des institutions, et si en même temps cet écart rend sensible la nature artificielle du lien qui les unit, alors c’est l’entièreté du film qui se trouve soupçonnée de dispositif, de mise en scène ou de mascarade. On résout enfin le problème qui était le nôtre par le lieu même de sa configuration (la mainmise du triangle), puisque la structuration de l’économie figurative par les institutions gouvernementales est négativement désignée en tant qu’idéologie. Il suffit de repenser à une séquence a priori anodine du film : alors qu’une connaissance de la famille Jewell vient dîner avec eux, un plan furtif révèle dans un buffet le reflet de la caméra. Or on apprendra quelques secondes plus tard que ladite connaissance portait un micro et trahissait Jewell en promettant de transmettre le contenu de cette conversation aux autorités compétentes. La caméra ci-aperçue (l’équipe du film, Eastwood, le film Richard Jewell) peut alors être performativement assimilée à la caméra du FBI, transmettant les doutes internes (sur les figures de la superstructure) au parergon et au dispositif-Richard Jewell dans sa totalité. 
Ce soupçon renouvelé redéfinit en profondeur le rapport à la vérité des images présentées. Si en effet l’on prête attention à la construction diégétique du film, on remarque immédiatement que c’est seulement à partir de la scène du dispositif organisé par le FBI que les images du film pourront prendre un format carré et une texture propre, dans la première partie, aux images d’archive. Là où, notamment dans les séquences consacrées aux célébrations du parc du Centenaire, les images d’archive reprenaient le rapport dual entre l’expression de la superstructure (l’intégration fluide des archives au monde recréé) et la possibilité de sa critique (la distance — « le délai dans l’exploitation ou la diffusion [du] vivant »(3) —, comme avec François Hollande dans Le 15h17 pour Paris, entre Kenny Rogers et son avatar de carnaval, ou entre Jewell et une image à peine visible de son référent analogique à la télévision), désormais la dynamique de l’archive relève de l’auto-archivation de l’économie figurative.
C’est là une inflexion radicale faite au concept même d’archive : comme l’écrit Derrida, l’archive « ne sera jamais la mémoire ni l’anamnèse en leur expérience spontanée, vivante et intérieure »(4), puisqu’elle émerge précisément « au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire »(5). Surtout, elle implique une « topologie privilégiée »(6), via 1) la position d’archontes auxquels on accorde « le droit et la compétence herméneutique »(7) ; 2) une « domiciliation […] qui marque le passage institutionnel du privé au public »(8); 3) le « pouvoir de consignation […] qui tend à coordonner en un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l'idée d’une configuration idéale »(9). Rien, dans l’hypomnésie fondamentale de l’archive telle qu'elle se trouve subordonnée à la logique de l’ἀρχή(10), ne pourrait être davantage éloigné de solutions figuratives qui requièrent, en se donnant déjà comme archives, le contact im-médiat avec l’espace intérieur de la mémoire.
Dans notre perspective, cela signifie certes que la presse, en tant qu’appareil idéologique d’État, a bien pris le contrôle de l’économie figurative (pan 1 : la superstructure, qui s’assure de sa valeur de vérité), mais plus profondément que la valeur relative de l’archive du point de vue de la superstructure (i.e. : ce qu’elle ménageait de fluidité) a été supprimée au profit de son identification avec la mémoire (pan 2 : l’implosion de l’infrastructure). Il ne reste alors que sa valeur critique : dans la mesure où la différenciation des formats ne saurait désormais être justifiée par quelque décalage temporel, l’acharnement médiatique (donc la sélection des contenus auto-archivables, uniquement concentrés sur les faits et gestes du camp Jewell) est désignée comme arbitraire dans le passage visible au format carré. 
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Il convient toutefois d’adjoindre à la rupture que constitue la mise en scène au bureau du FBI une seconde, cette fois définitive : le gros plan sur Jewell qui capte son changement stratégique au moment où il décide de répondre (« fight back ») à ses accusateurs institutionnels. Alors que les triangles dictaient jusque là l’agencement des plans (référence permanente aux angles, reproductions du premier plan — notamment au moment de figurer la tour où évoluent les techniciens pendant les concerts —, omniprésence des miroirs qui redoublent les situations de face-à-face d’une présence tierce, importance des coudes dans les mouvements corporels, etc.), désormais ou bien ils n’apparaîtront plus, ou bien ils seront plus nettement mis en déroute. Cette rupture s’avère intimement liée à l’auto-archivation des solutions figuratives, puisqu’elle avait fait l’objet d'une première tentative : lorsque Jewell s’énerve parce que son avocat accuse sa mollesse, faisant enfin preuve d'une capacité de réaction, les triangles ne peuvent pas encore disparaître parce qu’ils apprendront quelques instants plus tard avoir été placés sur écoute. 
Au lieu de s’intégrer dans une relation rythmique avec l’expression de la superstructure, c’est au tour de la critique libertarienne de reprendre le contrôle du film. Deux exemples suffiront :
  1. Jewell et son avocat se rendent aux locaux de l’Atlanta Journal-Constitution, qui a largement contribué à la mise en place du dispositif injuste contre l’agent de sécurité. D’abord, l’organisation spatiale des locaux conduit à ce que les lignes du triangle perspectif convergent vers des cercles, qui non seulement minent leur ambition triangulaire mais surtout renvoient à un horizon de résistance infrastructurelle clairsemé à plusieurs strates de l’économie figurative (du gâteau rond de la mère de Jewell à la couronne de branches qui orne la porte du foyer familial et ce faisant sape l’ambition du drapeau américain qui la surmonte). Ensuite, un champ-contrechamp expose ce que sous-tendait l’entreprise du journal : dans le premier, trois signes « Exit » rouges s’enchaînent en profondeur de champ ; dans le second, ce sont trois stores entiers qui se trouvent performativement rougis. L’AJC, à la lettre, a fait couler du sang (du rouge).
  2. Dernière scène faisant intervenir le FBI. Alors que la séquence s’ouvre par une succession de références à des figures circulaires (liées au sceau du FBI), Jewell pourra l’espace d’un instant se situer à équidistance de deux symboles américains (le drapeau des États confédérés d’un côté, l’aigle de l’autre). Il assume la jonction entre deux piliers de la superstructure et ce faisant accomplit le même rôle que le projecteur de cinéma puisqu’il aura été la preuve des défaillances du système fédéral. Surtout, il est ce faisant rendu capable de remplacer le dispositif au titre de structure générale de l’économie figurative, et ainsi de justifier au prix d’une longue conquête le titre du film : Richard Jewell. Nul ne s’étonnera alors de ce que son récit de l’attentat s’accompagne d’images vécues, mais médiées et hiérarchisées, de l’événement. La reprise du pouvoir figuratif s’accompagne ainsi d’un refus immédiat de l’auto-archivation et d’une auto-position simultanée comme archonte. Enfin (trois moments : rejouer, reprendre, retourner), il pourra clore la séquence en accordant comme dernier plan aux trois agents du FBI la vue fugace de trois silhouettes spectralisées perçues à travers le sceau circulaire de l’institution. Jewell, ré-agençant entièrement le partage du sensible entre superstructure et infrastructure, devient in fine le révélateur de la manière dont la superstructure (le sceau) est à elle-même la condition de sa non-présence (les agents).
Le drame du film consistera pourtant en ceci que Jewell, affaibli par son parcours, n’aura pas trouvé la force suffisante pour s’écarter définitivement de la loi du triangle. La dernière scène, qui le montre alors qu’il a pris fonction comme policier dans une petite ville de Géorgie, s’ouvre ainsi sur le plan d’un commissariat perçu depuis son angle et exhibant sur sa façade un enchaînement de trois arcades. En closant toutefois le film sur un travelling avant s’acheminant lentement vers le visage rond de Jewell, celui-là même qui avait lancé la dernière rupture de construction, Richard Jewell ménage la possibilité, durablement admise à l’intérieur du film, de la lutte des classes figuratives menée dans les recoins discrets de la superstructure et de son assise infrastructurelle. Tel est l’horizon du cinéma nouveau de Clint Eastwood.


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(1) DERRIDA, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Champs Essais, 1978, p. 63.
(2) Cf. ALTHUSSER, Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche). » in Positions (1964 - 1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976, pp. 67 - 125.
(3) DERRIDA, Jacques, Échographies de la télévision — entretiens filmés avec Bernard Stiegler, Paris, Galilée-INA, 1996, p. 47. Derrida développe notamment le concept d’artefactualité (pp. 9 et sq. et pp. 51 et sq.), fort utile dans la présente analyse puisqu’il désigne, contre l’illusion de l’immédiateté, le fait que le direct soit toujours produit activement, par hiérarchisation performative.
(4) Id., Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 26. 
(5) Ibid.
(6) Ibid., p. 13.
(7) Ibid
(8) Ibid.
(9) Ibid., p. 14.
(10) Cf. Ibid., p. 11 : « Mais au mot “archive” — et par l’archive d’un mot si familier. Arkhè, rappelons-nous, nomme à la fois le commencement et le commandement. » Cf. aussi Id., Trace et archive, image et art ; Suivi de Hommage à Jacques Derrida, Paris, Institut National de l’Audiovisuel, coll. « Collège iconique », 2014, p. 59 : « […] toute trace n’est pas une archive, […] l’archive suppose non seulement une trace, mais que la trace soit appropriée, contrôlée, organisée, politiquement sous contrôle ».