mardi 26 février 2019

Noir blanc rose

Sur Downtown  Calvin Klein 
1. Downtown (David Fincher, 2013) s’ouvre sur un mouvement latéral généralisé de gauche à droite (vélo, groupe de femmes) convergeant vers la trajectoire individuelle d’une femme (Rooney Mara) qui, se dirigeant vers une table pour s’y asseoir, deviendra la figure centrale de la publicité. L’intérêt de ce trajet latéral tient à ceci qu’il a lieu à-même la vitrine du café, qui reflète l’extérieur sans pourtant émettre de distinction ontologique entre l’extérieur reflété et l’intérieur reflétant. Lorsqu’elle avance, la femme suit tout aussi bien un trajet subjectivement déterminé (aller à cette table-ci) qu’elle ne s’intègre, par la puissance égalisatrice de la vitre, dans le tracé reflété d’un passage piéton. La surface (vitre) devient le medium organisateur de l’ensemble puisque 1) elle fait montre d’une fonction de polarisation du visible en répartissant les échanges figuraux entre extérieur et intérieur ; 2) elle implique, depuis sa forme même de surface, la substitution des mouvements latéraux à toute référence à une profondeur. Ce plan a, à l’échelle de la publicité, valeur d’assomption du pouvoir surfacique du numérique. 
2. La femme est en train de s’asseoir. Alors qu’elle semble fixer le contenu (noir) de son café, tout concourt à distinguer nettement le noir et le blanc par des parcelles linéairement déterminées : verticalement, le double enchaînement perfecto-chemise-perfecto et, en arrière-plan, fenêtre-mur-fenêtre ; verticalement, le gobelet et, dans un léger flou s’estompant vers la droite, le store vénitien. Une conflictualité chromatique s’installe dans un espace pourtant préalablement configuré selon des gradients de communication latérale et de polarisation surfacique. Il suffit pourtant d’attendre le plan suivant, où la femme sucre son café, pour que le blanc (sucre) se répande réellement dans le noir (café). L’extension indéfinie du blanc — petits cristaux de sucre, difficulté d’assigner des contours à la lumière blanche — n’est alors plus contradictoire avec la concentration propre au noir, en tant du moins qu’elle procède d’une intensification de sa caféinité originelle. Notre hypothèse sera la suivante : que la suite de la publicité consiste en une traduction générale des événements physiques intérieurs au gobelet de café, et ce faisant en l’expansion cristalline (pelliculaire, i.e. sur les bords) du sucre blanc en milieu noir caféiné. Le plan qui suit immédiatement, qui, selon la même exigence surfacique que le premier plan (filmer depuis la vitre), vise ledit gobelet par un travelling latéral, a valeur de profession de foi en ce que la netteté des contours (ceux des affiches collées sur la vitre, par exemple) se trouve performativement amenuisée au moment précis où la caméra s’approche du sucre blanc répandu.   

3. La première modalité de la translation caféinée est rythmique, et procède par un effet de rencontre entre la dilatation (ralenti, sucre délayé) et la condensation (accéléré, café noir). Or à l’intérieur même de chaque parcelle ralentie ou accélérée demeurent des éléments qui viennent dynamiser à une autre échelle la trame figurale. La lumière blanche joue, à ce titre, un rôle déterminant : par exemple, là où la femme porte l’ensemble perfecto-chemise qui semble rejouer le découpage chromatique, les néons lumineux teintent discrètement ses épaules d’une lumière blanche qui met en œuvre un échange polarisant entre noir et blanc. Toute surface (vêtement, peau) devient, par l’action médiane de la lumière, surfacisée en un sens fort de lieu d’interaction latérale. Il suffit, pour en attester, de se tourner vers les cinq plans rapides d’une séance de maquillage :
  1. un pinceau (dont les poils noirs se résolvent déjà en une extrémité blanche et s’originent dans une virole métallisée) répand du fond de teint et, ce faisant, teinte (sucre) le fond noir indéterminé d’une nappe blanche qui vient compliquer son assurance ;
  2. du mascara noircit un visage entièrement blanchi par l’action du fond de teint, figuralement assimilé à l’irruption de la lumière blanche ;
  3. la même action, filmée depuis un autre point de vue, permet d’appréhender le fait que la lumière-fond de teint-sucre n’ait pas seulement éclairé ou blanchi la figure, mais flouté ses contours en la nimbant d’une aura numérique ;
  4. là même où, au moment de se recentrer sur le visage, le mascara semble avoir achevé sa logique négative de renforcement des frontières, l’œil est surfacisé et reflète un îlot de lumière blanche dans une pupille noire ;
  5. le personnage secoue ses cheveux, rejouant l’application du fond de teint en une dispersion de noir (le brun des cheveux) dans l’espace blanc des lumières artificielles. 
4. Comme on l’a aperçu, ce sont les mouvements latéraux qui, en régime surfacique, permettent le déploiement des solution figuratives. La loi de montage se fonde sur un enchaînement normé de glissements : ainsi de la façon dont le passage d’un homme au premier plan permet pour l’héroïne la substitution du Brooklyn Bridge à l’espace confiné des coulisses, puis dont un léger mouvement vers la droite du photographe recouvre son diffuseur de lumière et entraîne corrélativement le passage au plan suivant. Or il aura précisément fallu que la lumière du diffuseur (lumière forcée, où la figure est commise à se donner dans un apparaître prescrit d’avance) soit dissimulée pour qu’immédiatement la figure puisse s’apparaître d’elle-même, s’éclairant à la mesure de son éclaircie. Son visage devient à la lettre un diffuseur distribuant les rayons lumineux et les gradients d’ombre au fil de son sourire.  
Le s’apparaître lumineux de la femme devient, à l’échelle de la publicité, le premier moment d’une ré-appropriation subjective des éléments de l’économie figurative (lumière, couleur, espace, mouvement). Voir les trois plans suivants :
  1. dans le métro, un halo lumineux vient éclairer l’ensemble pour ensuite le plonger dans l’obscurité ; 
  2. là où, dans le plan précédent, l’assombrissement était concomitant d’une clôture progressive des yeux du personnage, désormais l’ouverture des yeux accompagne l’éclairage de l’ensemble ; 
  3. le personnage saute par terre et ce faisant crée du vent, vent qui, parallèlement aux yeux s’ouvrant, semblait être un point d’origine possible de la lumière au plan précédent. 
S’il fallait ressaisir ce dont il s’agit ici, on voit que chaque plan 2 est l’occasion pour la femme de s’approprier un élément figuratif du plan 1, si à tout le moins cet élément contribue dynamiquement à l’arbitrage du conflit entre lumière blanche et obscurité. Ou plutôt : le plan 2 réalise en acte ce qui dans le plan 1 était contenu au titre d’appropriation potentielle, à la manière des yeux se fermant et s’ouvrant. Alors que le vent est d’abord présenté en situation de rivalité par rapport aux yeux du personnage pour déterminer le foyer originaire du rayonnement, le dernier plan opère par synthèse en réconciliant le vent et la subjectivité dans les plis levés de la robe blanche.  
La séquence qui suit immédiatement est probablement la plus parlante. Arrivant à un arrêt de bus, la femme remarque, en levant les yeux, la permanence d’une pluie numérique, aux contours blancs qui l’assimilent figuralement à de la neige. Coupe : un plan large révèle l’action de la pluie, qui tient surtout à un recouvrement du sol par une nappe surfacique venant refléter l’ensemble de la solution figurative en opérant par sélection polarisante des rayons lumineux et destruction de l’assurance des lignes tracées au sol. La femme ayant durablement assimilé l’efficace de la pluie dans l’agencement des tensions formelles, elle peut, alors que la caméra revient sur elle à une même échelle, ouvrir sa bouche et absorber la pluie blanche.  
5. La fin de Downtown inverse le parcours entrepris tout en l’intensifiant. C’est précisément au moment où le personnage a fini d’intégrer la solution figurale caféinée qu’il peut, à son tour, être absorbé. En avalant la pluie blanche surfacisante (verglaçante), la femme s’est elle-même in fine caractérisée comme surface, et non plus comme événement pur d’où émane une lumière venant déchirer l’organisation du visible. Deux pans de l’intrigue figurale, une fois articulés, ont à cet égard valeur de preuve. D’abord, là même où, au début de la publicité, ses trajets latéraux en étaient réellement (aller de gauche à droite, par exemple), désormais ce sont même les trajets non-latéraux (profondeur-surface ou surface-profondeur) qui sont reçus comme des glissements, à la manière de ce plan où, alors qu’elle monte un escalier, son inclinaison la porte vers la droite du cadre. Une fois arrivée en haut des escaliers, et alors que le groupe qui l’escorte se dirigera vers la profondeur, un élément extérieur au plan (un petit chien) viendra perturber son attention perceptive et l’engager continuer le mouvement vers la droite, jusque là contenu seulement en puissance.   
Le second pan se rapporte aux flashs lumineux qui, en plus d’inonder son visage, retentissent sur la totalité de l’image au lieu d’être rapportables à une lumière locale dont les contours pourraient être déterminés à l’intérieur du plan. Cette logique est, à proprement parler, métensomatique, si à tout le moins on entend par μετενσωματοσις un déplacement du corps et, plus nettement, la réincarnation d’un corps dans un autre corps, sans référence à une âme ou à quelque figure d’intériorité. La métensomatose est un pouvoir propre aux surfaces numériques, qui radicalise le régime d’égalisation en possibilisant les échanges entre l’image elle-même et les figures localisées. La lumière en constitue le mode opératoire privilégié puisqu’elle permet l’absorption des figures dans la membrane de l’image. 
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Dernier plan : le parfum s’imprime sur un Brooklyn Bridge flouté en arrière-plan, au niveau de la parcelle gauche du plan où, quelques plans plus tôt, la femme avait connu pour la première fois la gloire du s’apparaître. C’est toute la beauté des surfaces numériques que de rendre compossibles ces deux perspectives, puisque là même où la figure se trouve ultimement intégrée à la surface de l’image, subséquemment exclue du visible et performativement comparée au parfum, le fait que ledit parfum soit rose le redouble immédiatement d’une valeur d’arbitrage du conflit noir/blanc. Une figure numérique participe de l’image autant qu’elle l’organise.