samedi 26 janvier 2019

Sur la membrane des images


Notes sur Glass
L’apparition de chacun des trois héros de Glass s’inscrit dans une détermination spatiale particulière : Kevin Wendell Crumb (James McAvoy) surgit de la droite de la solution figurative, fait passer son visage au travers d’une vitre brisée et, poursuivant son chemin, bifurque puis s’avance vers la surface du plan ; David Dunn (Bruce Willis), lui, est d’abord présenté par une série de suggestions (le bruit d’une porte claquée, l’extinction d’un interrupteur, les ombres et les éclats sonores d’une bagarre), avant de se donner, sur le seuil de quelque salon, dans l’ombre bleutée de la profondeur ; Elijah Price (Samuel L. Jackson), enfin, semble émaner de la caméra elle-même, d’où jaillissent ses deux bras en train de se saisir d’une tasse de café. Autrement dit, chacun des personnages suppose un mode de donation qui se tienne dans un rapport moins directement à l’espace comme à un donné préalablement configuré (par exemple, un salon ou une cellule d’hôpital psychiatrique) qu’à la surface de l’image elle-même, au seuil des contenus iconiques. La distance se calcule en fonction du gradient de proximité à ce seuil, et non à un élément présent à la manière d’une figure.
Pour mieux comprendre ce dont il s’agit ici, un léger détour s’impose. L’analogie qui guidera ce texte est une analogie entre l’économie figurative et la cellule, motivée par un glissement entre le lieu du film (l’hôpital psychiatrique, et de manière générale l’assignation à fixité qui caractérise l’action des personnages) et sa logique générale, ou entre la cellule-loge du prisonnier et la cellule-unité structurale et fonctionnelle du tissu vivant. Ce glissement, auquel s’adosse une caractérisation de la vie des images comme vie au sens plein, s’origine précisément dans la caractérisation du seuil auquel se disputent les figures en présence. Une cellule, de fait, est délimitée par une membrane plasmique (celle qui sépare le cytoplasme intérieur du milieu extérieur) en même temps qu’elle est, de l’intérieur, régie par tout un système endomembranaire. Au niveau figural, cela signifie pour nous qu’un plan sera à la fois défini en fonction de la membrane plasmique qui le délimite (le seuil) que parcouru par un certain nombre de relais membranaires endogènes. Un champ-contrechamp entre Kevin et David, dans l’hôpital psychiatrique, redouble ainsi la membrane générale qui sépare leurs cellules d’un feuilleté de seuils qui semblent régir par eux-mêmes, sans référence à une instance supérieure (de fait, les portes se ferment d’elles-mêmes), les échanges d’informations.  
Figure 1 : Constituants du système endomembranaire.
Une membrane, surtout, n’est pas une limite. Comme l’explique Simondon, « la membrane est polarisée, laissant passer tel corps dans le sens centripète ou centrifuge, s’opposant au passage de tel autre » (1). Là même où elle semble séparer une région d’intériorité d’une région d’extériorité, la membrane suppose, dans son geste polarisateur, un échange permanent opérant par sélection : par exemple, laisser s’approcher Kevin mais reléguer David dans la profondeur. Ces échanges correspondent ou bien à la pénétration d’apports nécessaires à l’activité cellulaire d’ensemble, ou bien au rejet des déchets produits par cette activité. Puisqu’il n’y a aucun schéma prédéfini (d'un point de vue qualitatif ou quantitatif) qui puisse figer son activité, la membrane, de même que son épaisseur, sa composition ou son comportement métabolique peuvent se modifier au cours de son existence, se repolarise en permanence, éprouve les rapports de l’intérieur et de l’extérieur en même temps que la communication intra- et intercellulaire. Concrètement, cela signifie que le geste même de la vie (celui de la polarisation, du rapport au milieu, du traitement d’informations entre l’intérieur et l’extérieur) procède du geste toujours recommencé de la membrane (2).  
Figure 2 : Schéma de la perméabilité de la membrane (double couche lipidique)(3)
Si donc le cœur du vivant n’est plus à trouver au niveau de la cellule dans son entier mais à l’échelle de la membrane, alors ledit vivant vit toujours sur ses propres bords. Exemple simple : lorsqu’au début du film le fils de David détermine le lieu d’action de Kevin par un triangle sur une carte, il serait possible de croire qu’il s’agit là du lieu idéal pour arrêter ses méfaits. Reste qu’il indique immédiatement (sans fournir d’explication claire) que Kevin doit se trouver dans un autre triangle, aux contours moins nets, situé en périphérie du triangle 1. En d’autres termes, tout triangle 1 (noyau) est dynamisé par un triangle 2 (membrane) qui en assure l’activité effective. Ce déplacement vers les bords se retrouvera diégétiquement dans la structure générale du film sous la figure de la substitution par Elijah d’un trio de personnages secondaires (soudainement nommés « principaux ») aux trois héros des premiers films, nouveau trio qui va, à la façon d’une membrane, déterminer ce qui de l’intérieur (le fait encore inconnu que les super-héros existent empiriquement) peut passer au niveau de l’extérieur (la publication des vidéos de leurs actes).
*
Ces caractérisations permettent en premier lieu de mieux comprendre ce qui se jouait pour les figures au moment d’apparaître. Prenons Kevin : la quasi-totalité de ses apparitions rejoue son premier surgissement et conquiert violemment la membrane par des avancées soudaines. Sa tentative d’appropriation de la membrane opère par déni de ceux qui, obéissant à leur propre mode d’être (à commencer par David), tentent de l’arraisonner en l’assignant à profondeur. Lorsque, dans le premier mouvement du film, David libère les quatre cheerleaders enlevées par Kevin, les sons dégagés par le retour de Kevin invitent les personnages à le chercher dans le lointain des profondeurs. Or c’est mal connaître Kevin qui, quand bien même il viendrait des profondeurs, recherche si systématiquement la membrane qu’il a la capacité de se l’approprier. Il suffit, pour en attester, de revoir le raccord entre le doigt de David désignant la profondeur comme un lieu d’où Kevin pourrait surgir et une vue subjective de Kevin avançant depuis cette profondeur, niant  l’existence de tout moment d’assimilation Kevin/profondeur. La conquête de la membrane a pour mode opératoire une appropriation subjective de l’économie figurative, dont témoigne exemplairement la manière dont (notamment dans une scène liminaire avec des SDF) il reçoit une capacité de flouter l’arrière-plan. 
Il faudrait ajouter à cette première modalité le fait qu’une figure puisse changer de rapport à la membrane. Si, comme on l’a aperçu, la membrane se repolarise constamment, alors il en va de même des séparations entre milieu figural intérieur et milieu figural extérieur. À voir la façon dont David — pourtant l’homme de dos, ou celui qui quelle que soit la situation apparaît comme l’extrémité lointaine du triangle (voir la scène dans la boutique de surveillance) —, lorsqu’il croise Kevin pour la première fois, le perçoit comme s’éloignant vers la profondeur, on peut remarquer que préparer à combattre un opposant requiert comme prémisse de le soumettre à son mode de visibilité. Mais il faut immédiatement noter une seconde étape : au moment de combattre, i.e. après avoir rendu par appropriation l’opposition pensable, il convient au contraire pour les figures de s’adapter au mode d’être opposé, d’où il suit que David ne puisse être appréhendé qu’en plan frontal, saisissant (comme Kevin) la caméra pour reprendre le dessus sur les transports membranaires. 
Reste encore Elijah. Le dévoilement de son projet (l’entrée en pleine visibilité des actions superhéroïques) en même temps que de sa tactique (la retransmission de vidéos de surveillance) permet de ré-évaluer rétrospectivement l’ensemble des séquences moins comme l’établissement subjectif d’un rapport à la membrane (Kevin s’avançant ou contournant ; David reculant, avançant de dos, se heurtant aux parois) que comme la position forcée, lancée par le dispositif, de ce rapport. Le medium privilégié de ce forçage est la lumière, et plus particulièrement l’emploi systématique de flashs lumineux qui, censés conduire Kevin à passer d’une personnalité à une autre, éclairent l’entièreté de l’image.
L’intérêt de ces flashs tient à ceci qu’ils ne sont jamais captés comme une lumière locale dont les contours seraient déterminables à l’intérieur du plan. Au contraire, c’est l’image elle-même qui dans son relief se trouve affectée par l’altérité de la lumière, là même où elle prétendait s’y rapporter de manière neutre. On nommera cette logique métensomatique. Dans son sens grec de μετενσωματοσις, la métensomatose signifie à la lettre déplacement du corps et renvoie à la réincarnation d’un corps dans un autre corps, sans référence à une âme ou à quelque figure d’intériorité. Là où la métempsycose consiste en le transvasement d’une âme dans un autre corps, et repose subséquemment sur le postulat d’un dualisme entre l’âme et le corps induisant que l’âme anime successivement, depuis sa force conçue comme autonome, plusieurs corps maintenus différents, dire qu’il y a métensomatose de l’image avec ses figures, c’est prendre acte d’un processus d’égalisation qui était nié par la transmigration comme métempsychose, dans la mesure où l’intervention négative d’un principe spirituel implique la hiérarchisation du vivant.
Autrement dit : les flashs lumineux, s’ils mettent en œuvre une logique métensomatique, le font en mettant au même rang ontologique la membrane de l’image, le système endomembranaire et les figures localisées. Ce faisant, ils permettent l’intégration ou l’absorption des figures dans la membrane, par échange de qualités ; là où l’image se reçoit de son autre (la lumière issue d’un élément interne), les figures, aplanies par le flash, acquièrent désormais le mode d’être de la membrane plasmique générale. À l’inverse, cela signifie que l’image (la totalité organisée de la cellule) peut devenir sans contradiction un objet du champ au sens d’une simple figure, ce dont témoignent les nombreux raccords entre un personnage regardant un écran, assimilant cet écran à la membrane de l’image, et un contrechamp sur cet écran, défait de sa prétendue supériorité dans l’organisation du visible. 
*
Dernier point. Simondon, pour opposer l’individuation du vivant et l’individuation cristalline, écrit :
[…] dans l’individu vivant, l’espace d’intériorité avec son contenu joue dans son ensemble un rôle pour la perpétuation de l’individuation ; il y a résonance et il peut y avoir résonance parce que ce qui a été produit par individuation dans le passé fait partie du contenu de l’espace intérieur ; tout le contenu de l’espace intérieur est topologiquement en contact avec le contenu de l’espace extérieur sur les limites du vivant ; il n’y a pas, en effet, de distance en topologie […]. (4)
Les échanges ouverts par la membrane doivent, on le comprend, redoubler la topologie d’une chronologie, en tant que cette chronologie demeure intimement liée à la topologie membranaire. Le milieu figural intérieur contenant le passé (ici : Incassable et Split) comme un moment de son individuation, le passé ne peut avoir valeur de donné brut, ou de couche inerte étrangère à la genèse individuante des formes. Non : le passé, en plus d’être un moment de l’individuation des formes, devient un medium de son maintien dynamique. Le présent de la membrane est un présent de condensation de ces mediums, puisque la mise en contact propre à la perméabilité de la membrane consiste également en la tension entre le passé condensé et à l’à-venir de l’extériorité. La polarisation s’opère au niveau du temps lui-même.

D’où il suit que les films fassent œuvre d’auto-archivation en ce qu’ils rendent disponibles les contenus archiviques, par-delà toute référence à un archonte et selon la modalité métensomatique d’une égalisation polarisante des temporalités par référence à la membrane (l’archive sans arkhè, à même de surgir comme une couche superposée non-hiérarchiquement au présent vivant). Lorsqu’Elijah se remémore une scène non-montée d’Incassable (pour un personnage maître des images, activateur des rapports forcés à la membrane, cela implique une prise de connaissance subjective de la structure archivique du monde vécu, qu’il va finir par imposer à la totalité des figures), un fondu enchaîné relie le tournoiement d’un manège (souvenir traumatique), la membrane (la surface de l’œil d’Elijah) et, à la surface de cette membrane, le reflet des chirurgiens qui tentent de l’opérer. En d’autres termes, la membrane opère la médiation transductive entre le négatif intérieur et le positif extérieur, puisque la scène négative (la perte de contrôle dans le manège) est transmuée par référence à la membrane en un contrôle complet des opérations, sous la figure d’une situation (l’opération) privée en étant seulement reflétée de son autosuffisance et de son efficace. La topo-chronologie spécifique de la membrane rend alors possible l’individuation des formes. 

(1) SIMONDON, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, coll. « Krisis », Jérôme Millon, 2017, p. 224.
(2) Cf. SIMONDON, Gilbert, Op. Cit., p. 225 : « la polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane ». 
(4) SIMONDON, Gilbert, Op. Cit., p. 226.

lundi 21 janvier 2019

Le cheval sur la vitre

À propos d'une scène nocturne de Million Dollar Baby
Une voiture traverse latéralement le champ. Or son acheminement vers la gauche du plan ne tient pas seulement à un trajet géographique mené sur un espace neutre au creux duquel la route aurait valeur de donnée fixe. Au contraire, le fondu au noir signale qu’aller vers la gauche revient en même temps à se diriger vers l’obscurité, ce qui pour nous signifiera d’abord au moins deux choses : d’abord, que l’obscurité n’est pas seulement l’outil d’un procès d’organisation du visible au sein duquel elle n’aurait d’autre vocation que celle d’effet de transition, mais qu’elle appartient au réel lui-même, si bien que l’issue véritable du mouvement latéral correspond spatialement autant à la gauche du plan qu’à l’obscurité ; par suite, que l’obscur ne relève pas d’un simple fait temporel (la tombée de la nuit, par exemple), mais détient une capacité à se transformer dynamiquement en fait spatial, ou une puissance de spatialisation. Il faudrait ajouter que ce qui figuralement précède l’entrée dans l’obscurité est le croisement, en bord de route, d’une installation ressemblant singulièrement à un monument funéraire. Autrement dit : le monument a valeur de palier à franchir pour entrer dans l’espace délimité de l’obscurité, désormais intégré à un horizon mortifère. 
Du vide où s’est abîmé la voiture (dans l’angle bas-gauche) surgit alors le reflet d’un lampadaire bordant la route, comme s’il s’agissait pour lui de prendre le relais de la dernière configuration lumineuse, en l’espèce des phares de la voiture. La remontée verticale du reflet sur le pare-brise de la voiture assimile moins l’éclairage des figures (Maggie et Frankie) à une présence préalable, i.e. en position d’antécédence par rapport commencement de la séquence, qu’au produit du reflet, qui dans son ascension est rendu à même de délimiter les contours éclairés comme les parcelles ombragées. Puisqu’il a valeur de raccord angulaire, le reflet détermine ce qui, dans le champ, peut ou non s’extraire immédiatement du vide. En d’autres termes encore, la présence des choses, au sens de leur pleine visibilité, est déterminée par l’action spatialisante d’un élément radical de non-présence (le reflet de la lumière en tant que manifestation secondaire). 
Surtout, si l’on se concentre sur les modalités de la sélection lumineuse opérée par le passage du reflet, on s’aperçoit que la figure de Frankie-Eastwood reçoit une détermination particulière. Contrairement à Maggie, exposée dans la plénitude intérieure de son visage, Frankie n’est d’abord approché que par position ou par contraste, dans la mesure où c’est l’éclairage de ses contours (des mains, solidement agrippées à l’avant du plan, à la luisance extérieure qui, médiée par la lunette arrière, entoure son visage) qui négativement conduit par induction à la suggestion de sa présence. Mais le moment où il répond à une question posée par Maggie invite à adjoindre une seconde justification à son éclairage partiel, puisqu’à sa prise de parole correspond figuralement l’éclairage de sa bouche, d’où il suit que, de la même manière que pour les mains posées sur le volant et en train de conduire, l’éclairage pourrait renvoyer à l’usage. Ce qui n’est pas utilisé, si l’on entend par usage le fait de se rapporter efficacement à un élément extérieur (volant, interlocuteur), ne mérite pas d’entrer dans le champ. 
Or cette première hypothèse est éprouvée par le fait que, lorsqu’il se retourne après avoir répondu à Maggie, la moitié du visage de Frankie (pourtant inutilisée l'espace d'une seconde) se trouve mise en lumière. La conséquence est simple : la condition de visibilité des figures tient moins à leur usage présent qu’à la trace ou au souvenir de cet usage, tout autant que chaque parler est corrélativement un avoir parlé. Le demi-visage de Frankie procède d’une extension de l'éclairage de la bouche, c’est-à-dire de la manière dont l’usage de la bouche déteint a posteriori sur ses alentours. L’usage acquiert ainsi un pouvoir qui le situe, après l’obscurité originaire et le reflet du lampadaire, comme troisième puissance spatialisatrice. Si l’on ajoute à cette logique le fait que c’est en tournant la tête une seconde fois vers Maggie que Frankie reçoit une visibilité pleine, on pourrait admettre que la condition de l’apparaître du visage eastwoodien repose dans un élément d’altérité pure, qu’il s’agisse 1) d’une figure (Maggie) ou 2) d’un processus d’extraction de quelque mouvement de présence à soi (l’usage) vers un dispositif de trace, la structure de la trace supposant comme sa condition le renvoi à l’autre et la sortie de l’autosuffisance close du présent. La trace consiste en la monstration de ce que l’usage refoulait en faisant croire en son autonomie là où, en réalité, il requérait un rapport à un tiers exclu (volant assombri, oreille invisible de Maggie).  
Le passage du deuxième lampadaire est précédé par un assombrissement général : de même que pour l’ombre originaire, le reflet et la trace de l’usage, un élément de non-présence (l’obscurité) devient la condition de l’apparaître lumineux porté par le lampadaire. Au lieu d’une nuit qui soit l’effet de l’épuisement du jour, le surgissement du jour suppose la précédence radicale de la nuit. Il convient toutefois d’ajouter que l’efficace du reflet n’est pas attesté par une disposition lumineuse similaire au premier. Bien plutôt, le reflet joue un rôle de dispersion dans l’économie figurative : il est le foyer de rassemblement à partir duquel se répandent sélectivement les rayons lumineux en deux ensembles symétriques étalés sur les bords du plan (le flanc gauche de Maggie, le flanc droit de Frankie).
Tout se passe comme si le noir qui sépare le foyer lumineux des deux flancs détenait une fonction polarisatrice de filtrage de l’onde lumineuse. Le noir polarisateur, qui ici agit par absorption de la présence pleine du contenu lumineux (lui-même déjà polarisé après réflexion), a, dans la mesure où il laisse passer des ondes et en absorbe d’autres, valeur de pôle de communication et d’échange à l’intérieur du plan. L’évolution de la communication figurale entre les deux figures permet d’en attester plus nettement : alors qu’elle est d’abord rendue possible par la symétrie de leurs contours lumineux, elle-même redoublée par la ressemblance de leurs sourires, un mouvement général d’obscurcissement semble mettre à mal la relation jusque là maintenue. Reste qu’à bien y regarder, ce qui reste éclairé, c’est-à-dire ce qui retient les ondes restantes après les absorptions successives, n’est rien d’autre que les deux pôles de l’échange, soit la bouche pour Maggie et l’oreille pour Frankie. La répartition communicative de la lumière, telle qu’elle est inaugurée par l’efficace du noir polarisateur, contribue simultanément à l’ouverture des pores réceptifs des figures en présence, joignant en une impulsion continue la symétrie et la complémentarité. 
Quelque chose continue néanmoins à manquer : les yeux. La visibilité de Maggie s’arrête immédiatement au-dessus de son nez, quand le flanc droit du visage de Frankie n’est éclairé que jusqu’à la lisière de son arcade sourcilière. Les yeux ne pourront étrangement scintiller qu’à partir d’un tournement de tête de Frankie, c’est-à-dire aussi d’une rupture de la situation de communication. De là à dire que l’apparaître des yeux briserait l’échange, il n’y a qu’un pas que pourtant il ne faudra guère franchir. Si les yeux n’avaient pas été pris en charge par l’intrigue lumineuse, c’est pour au moins deux raisons : 1) parce que d’autres relais de réception avaient, comme on l’a aperçu, pris le dessus, à commencer par les différents gradients d’ouverture portés par les oreilles et la bouche ; 2) surtout, parce que leur situation dans le noir leur conférait un pouvoir dont la mesure ne pouvait être menée qu’a posteriori. Le moment de scintillement, dès lors, correspond à l’actualisation par l’œil du pouvoir qui lui a été transféré par sa situation dans le noir polarisateur.
Ce pouvoir est lui-même un pouvoir de polarisation, mais moins par absorption que par réflexion, en cela que l’œil scintillant (par opposition à l’œil sombre de Maggie) se reçoit de ce qu’il regarde. L’œil de Frankie met en place un dispositif spéculaire qui contient, dans sa propre surface réfléchissante, une situation dépassant ses propres bords, soit à la fois la lumière des lampadaires (qu’il reflète) et la lumière du visage de Maggie, vers laquelle il a été tourné pendant plusieurs secondes. Lorsqu’ensuite le visage de Frankie se trouve à nouveau ravalé par le noir, ce n’est pas au titre d’une négation de l’efficace spéculaire des yeux. Au contraire, il s’agit simplement de l’expansion ou de la redistribution de ce qui avait été d’abord contracté à la simple (minuscule, à l’échelle du plan) surface de l’œil : alors que l’œil condensait la présence lumineuse de Maggie, la disparition de Frankie rend possible, à gauche de la solution figurative, l’éclaircie progressive du personnage.  
Le passage du troisième lampadaire intensifie la logique jusque là esquissée en ce qu’il invente, après la symétrie et la complémentarité, une troisième forme de communication entre les figures. Suivant un parcours disparition de Frankie et éclairage de Maggie → éclairage de Maggie et de Frankie → disparition de Frankie et éclairage de Maggie, le fait qu’une disparition (énième résistance à la présence) soit la condition d’une apparition est érigé à l’état de système. Surtout, le maintien en posture centrale d’une réunion lumineuse des personnages garantit l’effectivité de la communication par recours au noir polarisateur, autrement dit ses qualités de redistribution. Le clignotement comme mode d’être rejoint non seulement la condition de toute figure eastwoodienne, qui recherche la disparition comme condition de la revenance ou de la pétrification héroïque, mais défait les figures de leur assurance en les intégrant définitivement dans une organisation lumineuse partagée.  
Eu égard à ce qui vient d’être posé, le changement de focale qui suit immédiatement, substituant au plan d’ensemble un plan resserré sur Maggie et au plan fixe le champ-contrechamp, pourrait faire office de rupture. De fait, la scission inhérente au champ-contrechamp semble contredire la fluidité des redistributions lumineuses. Or le détail de la scène permet de prendre acte du fait que ce qui se joue ici est en vérité une reconduction des rapports de corrélation entre apparition et disparition tels qu’ils viennent d’être établis. D’abord, quand bien même il semble exclu du champ, Frankie demeure intégré à la solution générale sous la figure de nappes de buée prenant, sur la fenêtre de Maggie, la forme d’un cheval cabré. Ce cheval, avancera-t-on, relève de la projection d’une image eastwoodienne (l’imaginaire du western) dans un élément qui, tout en convoquant performativement Frankie, complique sa présence : non pas un cow-boy, mais un cheval ; non pas un cheval, mais une buée (un fantôme) de cheval ; un fantôme de cheval sans cow-boy. 
Le cheval va pourtant disparaître, par une nouvelle ondulation de la lumière ambiante comme au gré des paroles de Maggie (« Daddy … he was so sick back then he couldn’t hardly stand himself »). Cette conjonction entre la disparition du fantôme de cheval sans cow-boy et l’évocation d’un père incapable de se tenir par soi-même consiste figuralement en la convocation de Frankie comme revenant : d’un côté parce qu’il est diégétiquement la présence censée combler le vide du père ; de l’autre parce que sa disparition (sur la vitre) rend possible l’expression même de la revenance, qui toujours suppose son imprévisibilité radicale d’événement pur. L’événement revenant, celui de Frankie s’imprimant soudainement à la droite du plan, peut en d’autres termes se tenir par lui-même (remplacer le père), s’apparaître par sa propre puissance d’organisation du visible.
Lorsque Frankie ressurgit — tout surgir eastwoodien, on l’a compris, procède d’un ressurgir —, ses yeux scintillent à nouveau. C’est que la revenance suppose un trajet lointain depuis les profondeurs du noir polarisateur, ici un temps long d’observation de la surface lumineuse de Maggie. Le scintillement est à la fois l’expression de ce trajet long et la consécration de la force de l’événement revenant, capable de redistribuer lumineusement l’ensemble de ce qui a été capté. La fin du plan atteste de la nature d’échange du dispositif oculo-spéculaire, par-delà toute perspective événementielle qui verrait dans le resurgir l’expression d’un se-montrer-par-soi-même accompli sans attention aux alentours. Le passage d’un nouveau lampadaire inscrit en effet, sur la lunette arrière et à l’exacte conjonction des deux figures, un angle faisant se rencontrer une ligne verticale (symétrie axiale) et une ligne horizontale (complémentarité).  
Le contrechamp sur Frankie s’inscrit dans la consécution resurgissement du cheval → disparition du cheval → passage au contrechamp et éclaircie pleine du visage de Frankie → révélation sur la vitre arrière d’une onde de buée, performativement reliée au cheval sans cow-boy → obscurcissement de Frankie. Il faut, autrement dit, entendre la communication à une double échelle : celle, d’abord et dans ses multiples traductions plastiques, de l’échange dynamique entre les deux figures ; celle, plus discrète, de l’échange clignotant entre différents gradients de présence du corps-Eastwood (visage éclairé, yeux surfaciques, revenance, buée, etc.).  
Le dénouement de la scène, qui pour former une boucle reprend des éléments déjà aperçus jusqu’à revenir au plan large traversé par les lampadaires, n’en gravitera pas moins autour de Maggie. Or avant de lui céder le champ, Frankie aura été singulièrement éclairé, marquant par contraste net la plongée dans le noir du visage de sa partenaire. Notre hypothèse sera pourtant toute autre que celle d’une simple opposition rejouant le clignotement : à bien regarder la manière dont les traits de Maggie sont éclairés simultanément à la lente conquête de son sourire, on s’aperçoit que la luisance précédente de Frankie tenait à la concentration maximale d’un potentiel lumineux qu’il redistribue ensuite à la faveur d’un sourire. Ce qui permet d’en attester est la façon dont, au moment où Maggie semble au plus noir, le seul rayon subsistant est celui émanant précisément de la place d’Eastwood et de ses yeux scintillants. 

La séquence se clôt comme elle s’ouvrait : une voiture surgit du fond du plan et s’achemine vers la gauche. Reste que, cette fois, le déplacement latéral de la voiture n’amenuisera pas la puissance de ses phares, et laissera même place à la lumière nette d’un diner, dans la pluralité de ses manifestations (reflets sur le sol trempé, lampes intérieures). C’est cet endroit, cet endroit agi et comme disposé par l’éclaircie du sourire durement conquis de Maggie, que Frankie reviendra hanter au dernier plan du film.  

samedi 5 janvier 2019

La laitière et le pot au lait

À propos de Bienvenue à Marwen

Bienvenue à Marwen s’ouvre sur une séquence de bataille aérienne, dont le double mouvement synthétise au moins partiellement le rapport général que le film entretiendra avec la matière : 
  1. D’un côté, un avion s’y extrait d’un brouillard informe, dont la condensation se diffuse au gré de l’avancée en une infinité de petits foyers explosifs d’expansion. On passe, autrement dit, de l’univocité de la figure contractée (systolique) du brouillard à l’articulation, dans l’horizon expansif, des deux moments de relâchement (l’explosion de la figure autonome et close sur elle-même du brouillard dans l’exaltation diastolique) et de rassemblement (maintenu tel dans la manière qu’a la boule d’explosion de densifier son noir, rassemblant les alentours dans sa concision figurale(1)). 
  2. De l’autre, l’avion va finir par s’abîmer dans la boue, autre élément dense de contraction que rien ne saurait figuralement diffuser. Reste que ce dénouement assimile l’acquis du mouvement brouillard → foyers explosifs, à la fois parce que la figure s’extrait du déversement de matière et dans la mesure où la boue, même subrepticement, ne l’atteint pas. Les poupées de Bienvenue à Marwen ne se laissent pas tacher par la boue.   
On avait vu, à propos de La prophétie de l’horloge, que le numérique impliquait de joindre à l’analyse figurale ou rythmique une scatologie comme science de l’ordure, qui fasse droit à la manière dont l’ouverture inconditionnelle des images numériques intègre le rejet comme un moment de son procès sans le thématiser, c’est-à-dire sans convertir son extériorité en élément d’intériorité mais en maintenant l’étrangeté de sa structure excrémentielle. Or Zemeckis se tient dans un axe numérique où l’intégration de la non-présence — de fait, l’excrément est une résistance à la présence à soi du présent, laquelle nie la façon dont toute expérience implique comme sa condition première un renvoi à un élément mondain extérieur capable de la corrompre — ne passe pas par le rejet. Il suffit de repenser à la figuration de la neige dans Le Pôle Express(2): dans une scène située sur le toit de la locomotive, le vagabond, filmé de face, était inondé d'un flot de flocons, capté dans son unique mouvement d’expansion fond → surface, là même où le contrechamp, pourtant censé recueillir le flot accumulé, non seulement amenuisait sa densité mais n’en conservait aucune trace. D’un bout à l’autre du film, le petit garçon conservera son pyjama immaculé — ni recouvert de neige, ni trempé par la neige fondue. 
Reste que Bienvenue à Marwen offre un écrin à cette absence d’emprise de la matière, puisque la figurine articulée comme horizon figural prend acte du caractère non-tachant ou non-coulant des formes numériques, ce en un double sens réuni dans la figure d’une laitière. Premier sens : les femmes de Marwen ont des seins mais ne produisent pas de lait ; des seins sans glande mammaire, régulièrement exposés dans leur lisseur surfacique et si propres qu’au lieu de sécréter ils vont jusqu’à refléter les éclats lumineux de telle ou telle situation. Mais, immédiatement, deuxième sens : lorsqu’un petit tonneau est rempli à ras bord de litres de lait, son déversement sur les bords, au gré des tremblements d’une Jeep, ne vient pas tremper l’herbe ou blanchir les vêtements.
À ce titre, on posera comme hypothèse que le non-écoulement tient d’une traduction figurale du fétichisme du héros, Mark Hogancamp (Steve Carell), qui porte des talons aiguilles pour se saisir de « la quintessence » de la féminité. Le fétichisme, écrit Freud, se caractérise quasi-uniformément par une « stupeur devant les organes génitaux réels de la femme »(3), dans la mesure où le fétiche se présente comme ce qui, motivé par l’horreur de la castration, se substitue à la croyance perceptive au phallus de la femme (la mère), puisque la castration de la femme conduirait performativement, dans l’esprit de l’enfant, à la perte de son propre pénis. Dit autrement, le talon aiguille opère comme matérialisation de l’absence de rencontre du sexe féminin(4) en même temps qu’il épargne au fétichiste de devenir homosexuel puisqu’il prête à la femme une « quintessence » qui rend possible le fait de la traiter en tant qu’objet sexuel légitime.
Qu’est-ce à dire ? Que le monde de Marwen, dans son mode d’être, correspond à la transposition du refoulement fétichiste des organes féminins, et plus précisément ici de la continuité possible mamelle-phallus, sous les traits de la sécrétion ou de l’éjection-éjaculation. Là même où, par exemple, l’allaitement peut engendrer des fantasmes vampiriques « de l’ordre du vidage, du pompage, de la consomption, de la transsubstantiation »(5), le fait que les figurines ne produisent pas de lait, que le monde dans son fonctionnement soit rendu figuralement incapable d’absorber ce lait de quelque façon, nie la réalité d’où s’origine le fétiche en tant que substitut à une absence. Cela signifie parallèlement que la pénétration est rendue impossible, non seulement en son sens sexuel mais prise comme modalité générale d’interaction entre les figures. Si les formes n’émettent et ne reçoivent pas de sécrétions, il n’est plus possible de considérer(6) que la solution figurative du numérique procède d’une actualisation de la théorie humorale, où les fluides vitaux alimenteraient l’harmonie de la relation de la figure au monde. Le fluide ne constitue plus l’élément préindividuel  (porté à l’état de potentiel par chaque figure en procès d’individuation) que le collectif convertirait en transindividuel. 
Il faut alors trouver une autre manière de communiquer-pénétrer-convertir en transindividuel, qui fasse en même temps droit au mouvement propre des figurines articulées. On distinguera, pour ce faire, trois types de raccords :
  1. Le montage par référence à un cadre. Première option, à l’intérieur du plan : l’intervention d’un surcadrage (les contours d’une maison de poupée, une photo dans un album) active la délégation d’une puissance d’animation au cadre, qui devient le contenant actif d’une scène insérée par collage au reste de l’espace figural. Deuxième option, entre les plans : une succession de cadres différenciés (généralement du gros plan au plan large) permet le passage d’un monde (celui des figurines animées) à l’autre (le « réel »). Par exemple, la prise d’une photo via un appareil argentique peut figer le monde des figurines animées (MFA) et opérer par transmission de mouvement le passage au monde « réel » (MR), selon la suite animation du MFA → fixation du MFA par intervention de l’appareil argentique → intervention d’un élément du MR (le plus souvent une main) qui vient reprendre l’énergie du mouvement arrêté. L’énergie même des mouvements se trouve alors inversée, puisqu’au lieu d’une impulsion donatrice émanant de la figure humaine ce sont les figurines qui affirment leur originarité, définissant ensuite, dans l’énergie qu’il prélève de leur fixation, les modalités de la reprise du mouvement. Quand bien même le montage s’opèrerait par soumission à l’élément du MR, la primauté chronologique du MFA nuance l’univocité de la loi de montage. 
  2. Le raccord scindant. Première option, à l’intérieur du plan : une tension intra-MR (par deux fois, une manifestation violente de la névrose de Mark) conduit au surgissement soudain (par opposition à la logique de fluidité propre au raccord-morphing numérique) du MFA. Le MFA s’engouffre dans la brisure de la présence à soi de la scène, s’imposant au MR dans un conflit figural où chaque monde tente d’ériger son échelle en loi générale. Deuxième option, entre les plans : le passage entre les mondes s’opère par montage de blocs hétérogènes sans recours au fondu, souvent au gré du surgissement d’un élément mobile issu du MFA (notamment la Jeep du personnage principal). 
  3. L’alternance par échelle. S’il peut être compris dans le premier genre de raccord scindant en ce qu’il agit quasi-exclusivement à l’intérieur du plan, le raccord par alternance d’échelle consiste en l’animation exclusive d’un monde au sein d’un même registre de plan. Par exemple, un mouvement descendant peut conduire à l’animation du MFA, jusque là figé comme amas des figurines transportées par Mark. Cette compréhension du raccord apparaît comme la plus fluide, puisqu’elle a pour principe l’entr’appartenance des deux mondes, qui à la lettre échangent par allers-retours successifs des capacités d’animation. Il n’en demeure pas moins que la coexistence n’y subsiste qu’à titre de postulat théorique, puisque l’animation d’un monde requiert la relégation de l’autre au second plan.
S’il fallait ressaisir le nœud où se réunissent ces trois types de raccords, il faudrait tenir ensemble deux éléments : d’un côté, ils procèdent, malgré l’impression première de fluidité, de l’intensification du caractère non-coulant-tachant du MFA puisqu’ils prennent acte de la dureté des contours des figurines, de leur caractère de miroir scindant renvoyé au monde ; de l’autre, chacun œuvre à sa façon pour refouler la non-présence. De même qu’un cadre « soutient et contient toujours ce qui, de soi-même, s’effondre »(7), c’est-à-dire qu’il protège l’encadré de l’impossibilité d’arraisonner l’hétérogène en lui(8), le raccord scindant fait éclore un espace de présence pleine où, rythmiquement, tel ou tel monde s’approprie l’entièreté de l’espace à la mesure de sa survenue. L’alternance des échelles, elle, puisqu’elle a pour mode d’être la succession ou le relais plutôt que la réunion dans une présence rassemblante ou hébergeante, nie la possibilité, pourtant figuralement formulée à l’état de possible, de la co-présence de la présence et de la non-présence (ou de l’hétérogène en tant que tel).   
C’est à cet endroit qu’intervient le personnage de Deja Thoris (Diane Kruger), sorcière volante qui apparaît comme la seule figure du MFA à s’animer indépendamment du déploiement du monde numérique, pouvant par exemple voltiger près de Mark sans pour autant appeler un passage complet (scindant) au MFA. Son mode d’action est double : d’un point de vue langagier ou intentionnel, elle menace de renvoyer les figures dans un espace totalement exclu de la présence à soi du présent (i.e. dans un futur indéterminé, pur élément d’hétérogénéité sans référent précis) ; d’un point de vue figural, elle anéantit les figures en présence en les réduisant à un flux préindividuel de particules bleues. Ce faisant, elle devient la détentrice d’un pouvoir que Zemeckis assigne au numérique depuis ses premiers films réalisés en motion-capture : construire certes des figures imperméables, aux contours stricts et glissants, mais laisser planer à tout moment la possibilité de leur ravalement par le grouillement préindividuel numérique d’où ils émergent (neige, vagues). 
Or le film affuble Deja d’une seconde caractérisation, qui la transmue en incarnation du refoulé du personnage de Mark (ainsi de ses multiples apparitions sur les bords du cadre, au gré d’une béance), et plus précisément de son addiction aux médicaments. Le refoulé de Mark ne tient dès lors plus seulement aux conséquences de son traumatisme, mais à la pulsion de présence qu’il met en œuvre dans la construction du MFA, laquelle est toujours et en même temps le refoulement de la non-présence (de l’organe féminin) comme point d’origine du fétiche. Deja, en d’autres termes, garantit, dans sa capacité de dissolution de la présence des figures comme dans sa négation des trois types de raccords (en tant qu’eux-mêmes mettent en œuvre le refoulement de la non-présence), l’unité du monde numérique ou son ouverture à un devenir. Le devenir numérique procède de la capacité autogénétique des formes, laquelle permet de constamment questionner, par mise en commun du potentiel préindividuel contenu dans les figures, l’achèvement des individuations (de fait, Deja ressuscite en même temps qu’elle anéantit). Que le film choisisse in fine de l’envoyer dans les limbes ne change rien à ce qu’elle aura apporté, puisque si sa disparition même entraîne dans le MR comme dans le MFA une régénération, alors son mode d’être a été durablement assimilé. 

(1) Cf. KANDINSKY, Wassily, Point et ligne sur plan, Paris, Gallimard, 1991, p. 35. Le point y est défini comme « la forme la plus concise », « l'affirmation la plus concise et permanente ».

(2) La même logique est toutefois à l’œuvre dans Beowulf, qu’il s’agisse de la neige ou de la pluie, tout laissant par exemple à croire que les figures ont été mouillées avant de faire l’épreuve de la pluie, laquelle continue à glisser à leur surface. 

(3) FREUD, Sigmund, « Le fétichisme » in La vie sexuelle, Paris, PUF, 5° éd., 1977, p. 135.

(4) Cf. Ibid., p. 137 : « Ainsi si le pied ou la chaussure ou une partie de ceux-ci sont les fétiches préférés, ils le doivent au fait que dans sa curiosité le garçon a épié l’organe génital de la femme d’en-cas à partir des jambes ; la fourrure et le satin fixent – comme on le suppose depuis longtemps – le spectacle des poils génitaux qui auraient dû être suivis du membre féminin ardemment désiré. »

(5) PARAT, Hélène, Sein de femme, sein de mère, Paris, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, PUF, 2015, p. 146.

(6) Comme on l’a fait au moment de la sortie du deuxième volet des Animaux fantastiques.

(7) DERRIDA, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Champs, Flammarion, 1978, p. 91.

(8) Cf. Ibid., p. 93 : « Le se-protéger-de-l'oeuvre, de l'energeia qui ne devient ergon que (depuis le) parergon : non pas contre l'énergie libre et pleine et pure et déchaînée (acte pur et présence totale de l'energeia, premier moteur aristotélicien) mais contre ce qui manque en elle ; non pas contre le manque comme négatif posable ou opposable, vide substantiel, absence déterminable et bordée (encore l'essence et la présence vérifiables) mais contre l'impossibilité d'arrêter la différance en son contour, d'arraisonner l'hétérogène (la différance) dans la pose, de localiser, fût-ce de manière métempirique, ce que la métaphysique appelle, on vient de le voir, manque, de le faire revenir, égal ou semblable à soi (adaequatio-homoiosis), en son lieu propre, selon un trajet propre, de préférence circulaire (castration comme vérité). »