lundi 21 janvier 2019

Le cheval sur la vitre

À propos d'une scène nocturne de Million Dollar Baby
Une voiture traverse latéralement le champ. Or son acheminement vers la gauche du plan ne tient pas seulement à un trajet géographique mené sur un espace neutre au creux duquel la route aurait valeur de donnée fixe. Au contraire, le fondu au noir signale qu’aller vers la gauche revient en même temps à se diriger vers l’obscurité, ce qui pour nous signifiera d’abord au moins deux choses : d’abord, que l’obscurité n’est pas seulement l’outil d’un procès d’organisation du visible au sein duquel elle n’aurait d’autre vocation que celle d’effet de transition, mais qu’elle appartient au réel lui-même, si bien que l’issue véritable du mouvement latéral correspond spatialement autant à la gauche du plan qu’à l’obscurité ; par suite, que l’obscur ne relève pas d’un simple fait temporel (la tombée de la nuit, par exemple), mais détient une capacité à se transformer dynamiquement en fait spatial, ou une puissance de spatialisation. Il faudrait ajouter que ce qui figuralement précède l’entrée dans l’obscurité est le croisement, en bord de route, d’une installation ressemblant singulièrement à un monument funéraire. Autrement dit : le monument a valeur de palier à franchir pour entrer dans l’espace délimité de l’obscurité, désormais intégré à un horizon mortifère. 
Du vide où s’est abîmé la voiture (dans l’angle bas-gauche) surgit alors le reflet d’un lampadaire bordant la route, comme s’il s’agissait pour lui de prendre le relais de la dernière configuration lumineuse, en l’espèce des phares de la voiture. La remontée verticale du reflet sur le pare-brise de la voiture assimile moins l’éclairage des figures (Maggie et Frankie) à une présence préalable, i.e. en position d’antécédence par rapport commencement de la séquence, qu’au produit du reflet, qui dans son ascension est rendu à même de délimiter les contours éclairés comme les parcelles ombragées. Puisqu’il a valeur de raccord angulaire, le reflet détermine ce qui, dans le champ, peut ou non s’extraire immédiatement du vide. En d’autres termes encore, la présence des choses, au sens de leur pleine visibilité, est déterminée par l’action spatialisante d’un élément radical de non-présence (le reflet de la lumière en tant que manifestation secondaire). 
Surtout, si l’on se concentre sur les modalités de la sélection lumineuse opérée par le passage du reflet, on s’aperçoit que la figure de Frankie-Eastwood reçoit une détermination particulière. Contrairement à Maggie, exposée dans la plénitude intérieure de son visage, Frankie n’est d’abord approché que par position ou par contraste, dans la mesure où c’est l’éclairage de ses contours (des mains, solidement agrippées à l’avant du plan, à la luisance extérieure qui, médiée par la lunette arrière, entoure son visage) qui négativement conduit par induction à la suggestion de sa présence. Mais le moment où il répond à une question posée par Maggie invite à adjoindre une seconde justification à son éclairage partiel, puisqu’à sa prise de parole correspond figuralement l’éclairage de sa bouche, d’où il suit que, de la même manière que pour les mains posées sur le volant et en train de conduire, l’éclairage pourrait renvoyer à l’usage. Ce qui n’est pas utilisé, si l’on entend par usage le fait de se rapporter efficacement à un élément extérieur (volant, interlocuteur), ne mérite pas d’entrer dans le champ. 
Or cette première hypothèse est éprouvée par le fait que, lorsqu’il se retourne après avoir répondu à Maggie, la moitié du visage de Frankie (pourtant inutilisée l'espace d'une seconde) se trouve mise en lumière. La conséquence est simple : la condition de visibilité des figures tient moins à leur usage présent qu’à la trace ou au souvenir de cet usage, tout autant que chaque parler est corrélativement un avoir parlé. Le demi-visage de Frankie procède d’une extension de l'éclairage de la bouche, c’est-à-dire de la manière dont l’usage de la bouche déteint a posteriori sur ses alentours. L’usage acquiert ainsi un pouvoir qui le situe, après l’obscurité originaire et le reflet du lampadaire, comme troisième puissance spatialisatrice. Si l’on ajoute à cette logique le fait que c’est en tournant la tête une seconde fois vers Maggie que Frankie reçoit une visibilité pleine, on pourrait admettre que la condition de l’apparaître du visage eastwoodien repose dans un élément d’altérité pure, qu’il s’agisse 1) d’une figure (Maggie) ou 2) d’un processus d’extraction de quelque mouvement de présence à soi (l’usage) vers un dispositif de trace, la structure de la trace supposant comme sa condition le renvoi à l’autre et la sortie de l’autosuffisance close du présent. La trace consiste en la monstration de ce que l’usage refoulait en faisant croire en son autonomie là où, en réalité, il requérait un rapport à un tiers exclu (volant assombri, oreille invisible de Maggie).  
Le passage du deuxième lampadaire est précédé par un assombrissement général : de même que pour l’ombre originaire, le reflet et la trace de l’usage, un élément de non-présence (l’obscurité) devient la condition de l’apparaître lumineux porté par le lampadaire. Au lieu d’une nuit qui soit l’effet de l’épuisement du jour, le surgissement du jour suppose la précédence radicale de la nuit. Il convient toutefois d’ajouter que l’efficace du reflet n’est pas attesté par une disposition lumineuse similaire au premier. Bien plutôt, le reflet joue un rôle de dispersion dans l’économie figurative : il est le foyer de rassemblement à partir duquel se répandent sélectivement les rayons lumineux en deux ensembles symétriques étalés sur les bords du plan (le flanc gauche de Maggie, le flanc droit de Frankie).
Tout se passe comme si le noir qui sépare le foyer lumineux des deux flancs détenait une fonction polarisatrice de filtrage de l’onde lumineuse. Le noir polarisateur, qui ici agit par absorption de la présence pleine du contenu lumineux (lui-même déjà polarisé après réflexion), a, dans la mesure où il laisse passer des ondes et en absorbe d’autres, valeur de pôle de communication et d’échange à l’intérieur du plan. L’évolution de la communication figurale entre les deux figures permet d’en attester plus nettement : alors qu’elle est d’abord rendue possible par la symétrie de leurs contours lumineux, elle-même redoublée par la ressemblance de leurs sourires, un mouvement général d’obscurcissement semble mettre à mal la relation jusque là maintenue. Reste qu’à bien y regarder, ce qui reste éclairé, c’est-à-dire ce qui retient les ondes restantes après les absorptions successives, n’est rien d’autre que les deux pôles de l’échange, soit la bouche pour Maggie et l’oreille pour Frankie. La répartition communicative de la lumière, telle qu’elle est inaugurée par l’efficace du noir polarisateur, contribue simultanément à l’ouverture des pores réceptifs des figures en présence, joignant en une impulsion continue la symétrie et la complémentarité. 
Quelque chose continue néanmoins à manquer : les yeux. La visibilité de Maggie s’arrête immédiatement au-dessus de son nez, quand le flanc droit du visage de Frankie n’est éclairé que jusqu’à la lisière de son arcade sourcilière. Les yeux ne pourront étrangement scintiller qu’à partir d’un tournement de tête de Frankie, c’est-à-dire aussi d’une rupture de la situation de communication. De là à dire que l’apparaître des yeux briserait l’échange, il n’y a qu’un pas que pourtant il ne faudra guère franchir. Si les yeux n’avaient pas été pris en charge par l’intrigue lumineuse, c’est pour au moins deux raisons : 1) parce que d’autres relais de réception avaient, comme on l’a aperçu, pris le dessus, à commencer par les différents gradients d’ouverture portés par les oreilles et la bouche ; 2) surtout, parce que leur situation dans le noir leur conférait un pouvoir dont la mesure ne pouvait être menée qu’a posteriori. Le moment de scintillement, dès lors, correspond à l’actualisation par l’œil du pouvoir qui lui a été transféré par sa situation dans le noir polarisateur.
Ce pouvoir est lui-même un pouvoir de polarisation, mais moins par absorption que par réflexion, en cela que l’œil scintillant (par opposition à l’œil sombre de Maggie) se reçoit de ce qu’il regarde. L’œil de Frankie met en place un dispositif spéculaire qui contient, dans sa propre surface réfléchissante, une situation dépassant ses propres bords, soit à la fois la lumière des lampadaires (qu’il reflète) et la lumière du visage de Maggie, vers laquelle il a été tourné pendant plusieurs secondes. Lorsqu’ensuite le visage de Frankie se trouve à nouveau ravalé par le noir, ce n’est pas au titre d’une négation de l’efficace spéculaire des yeux. Au contraire, il s’agit simplement de l’expansion ou de la redistribution de ce qui avait été d’abord contracté à la simple (minuscule, à l’échelle du plan) surface de l’œil : alors que l’œil condensait la présence lumineuse de Maggie, la disparition de Frankie rend possible, à gauche de la solution figurative, l’éclaircie progressive du personnage.  
Le passage du troisième lampadaire intensifie la logique jusque là esquissée en ce qu’il invente, après la symétrie et la complémentarité, une troisième forme de communication entre les figures. Suivant un parcours disparition de Frankie et éclairage de Maggie → éclairage de Maggie et de Frankie → disparition de Frankie et éclairage de Maggie, le fait qu’une disparition (énième résistance à la présence) soit la condition d’une apparition est érigé à l’état de système. Surtout, le maintien en posture centrale d’une réunion lumineuse des personnages garantit l’effectivité de la communication par recours au noir polarisateur, autrement dit ses qualités de redistribution. Le clignotement comme mode d’être rejoint non seulement la condition de toute figure eastwoodienne, qui recherche la disparition comme condition de la revenance ou de la pétrification héroïque, mais défait les figures de leur assurance en les intégrant définitivement dans une organisation lumineuse partagée.  
Eu égard à ce qui vient d’être posé, le changement de focale qui suit immédiatement, substituant au plan d’ensemble un plan resserré sur Maggie et au plan fixe le champ-contrechamp, pourrait faire office de rupture. De fait, la scission inhérente au champ-contrechamp semble contredire la fluidité des redistributions lumineuses. Or le détail de la scène permet de prendre acte du fait que ce qui se joue ici est en vérité une reconduction des rapports de corrélation entre apparition et disparition tels qu’ils viennent d’être établis. D’abord, quand bien même il semble exclu du champ, Frankie demeure intégré à la solution générale sous la figure de nappes de buée prenant, sur la fenêtre de Maggie, la forme d’un cheval cabré. Ce cheval, avancera-t-on, relève de la projection d’une image eastwoodienne (l’imaginaire du western) dans un élément qui, tout en convoquant performativement Frankie, complique sa présence : non pas un cow-boy, mais un cheval ; non pas un cheval, mais une buée (un fantôme) de cheval ; un fantôme de cheval sans cow-boy. 
Le cheval va pourtant disparaître, par une nouvelle ondulation de la lumière ambiante comme au gré des paroles de Maggie (« Daddy … he was so sick back then he couldn’t hardly stand himself »). Cette conjonction entre la disparition du fantôme de cheval sans cow-boy et l’évocation d’un père incapable de se tenir par soi-même consiste figuralement en la convocation de Frankie comme revenant : d’un côté parce qu’il est diégétiquement la présence censée combler le vide du père ; de l’autre parce que sa disparition (sur la vitre) rend possible l’expression même de la revenance, qui toujours suppose son imprévisibilité radicale d’événement pur. L’événement revenant, celui de Frankie s’imprimant soudainement à la droite du plan, peut en d’autres termes se tenir par lui-même (remplacer le père), s’apparaître par sa propre puissance d’organisation du visible.
Lorsque Frankie ressurgit — tout surgir eastwoodien, on l’a compris, procède d’un ressurgir —, ses yeux scintillent à nouveau. C’est que la revenance suppose un trajet lointain depuis les profondeurs du noir polarisateur, ici un temps long d’observation de la surface lumineuse de Maggie. Le scintillement est à la fois l’expression de ce trajet long et la consécration de la force de l’événement revenant, capable de redistribuer lumineusement l’ensemble de ce qui a été capté. La fin du plan atteste de la nature d’échange du dispositif oculo-spéculaire, par-delà toute perspective événementielle qui verrait dans le resurgir l’expression d’un se-montrer-par-soi-même accompli sans attention aux alentours. Le passage d’un nouveau lampadaire inscrit en effet, sur la lunette arrière et à l’exacte conjonction des deux figures, un angle faisant se rencontrer une ligne verticale (symétrie axiale) et une ligne horizontale (complémentarité).  
Le contrechamp sur Frankie s’inscrit dans la consécution resurgissement du cheval → disparition du cheval → passage au contrechamp et éclaircie pleine du visage de Frankie → révélation sur la vitre arrière d’une onde de buée, performativement reliée au cheval sans cow-boy → obscurcissement de Frankie. Il faut, autrement dit, entendre la communication à une double échelle : celle, d’abord et dans ses multiples traductions plastiques, de l’échange dynamique entre les deux figures ; celle, plus discrète, de l’échange clignotant entre différents gradients de présence du corps-Eastwood (visage éclairé, yeux surfaciques, revenance, buée, etc.).  
Le dénouement de la scène, qui pour former une boucle reprend des éléments déjà aperçus jusqu’à revenir au plan large traversé par les lampadaires, n’en gravitera pas moins autour de Maggie. Or avant de lui céder le champ, Frankie aura été singulièrement éclairé, marquant par contraste net la plongée dans le noir du visage de sa partenaire. Notre hypothèse sera pourtant toute autre que celle d’une simple opposition rejouant le clignotement : à bien regarder la manière dont les traits de Maggie sont éclairés simultanément à la lente conquête de son sourire, on s’aperçoit que la luisance précédente de Frankie tenait à la concentration maximale d’un potentiel lumineux qu’il redistribue ensuite à la faveur d’un sourire. Ce qui permet d’en attester est la façon dont, au moment où Maggie semble au plus noir, le seul rayon subsistant est celui émanant précisément de la place d’Eastwood et de ses yeux scintillants. 

La séquence se clôt comme elle s’ouvrait : une voiture surgit du fond du plan et s’achemine vers la gauche. Reste que, cette fois, le déplacement latéral de la voiture n’amenuisera pas la puissance de ses phares, et laissera même place à la lumière nette d’un diner, dans la pluralité de ses manifestations (reflets sur le sol trempé, lampes intérieures). C’est cet endroit, cet endroit agi et comme disposé par l’éclaircie du sourire durement conquis de Maggie, que Frankie reviendra hanter au dernier plan du film.  

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