samedi 26 janvier 2019

Sur la membrane des images


Notes sur Glass
L’apparition de chacun des trois héros de Glass s’inscrit dans une détermination spatiale particulière : Kevin Wendell Crumb (James McAvoy) surgit de la droite de la solution figurative, fait passer son visage au travers d’une vitre brisée et, poursuivant son chemin, bifurque puis s’avance vers la surface du plan ; David Dunn (Bruce Willis), lui, est d’abord présenté par une série de suggestions (le bruit d’une porte claquée, l’extinction d’un interrupteur, les ombres et les éclats sonores d’une bagarre), avant de se donner, sur le seuil de quelque salon, dans l’ombre bleutée de la profondeur ; Elijah Price (Samuel L. Jackson), enfin, semble émaner de la caméra elle-même, d’où jaillissent ses deux bras en train de se saisir d’une tasse de café. Autrement dit, chacun des personnages suppose un mode de donation qui se tienne dans un rapport moins directement à l’espace comme à un donné préalablement configuré (par exemple, un salon ou une cellule d’hôpital psychiatrique) qu’à la surface de l’image elle-même, au seuil des contenus iconiques. La distance se calcule en fonction du gradient de proximité à ce seuil, et non à un élément présent à la manière d’une figure.
Pour mieux comprendre ce dont il s’agit ici, un léger détour s’impose. L’analogie qui guidera ce texte est une analogie entre l’économie figurative et la cellule, motivée par un glissement entre le lieu du film (l’hôpital psychiatrique, et de manière générale l’assignation à fixité qui caractérise l’action des personnages) et sa logique générale, ou entre la cellule-loge du prisonnier et la cellule-unité structurale et fonctionnelle du tissu vivant. Ce glissement, auquel s’adosse une caractérisation de la vie des images comme vie au sens plein, s’origine précisément dans la caractérisation du seuil auquel se disputent les figures en présence. Une cellule, de fait, est délimitée par une membrane plasmique (celle qui sépare le cytoplasme intérieur du milieu extérieur) en même temps qu’elle est, de l’intérieur, régie par tout un système endomembranaire. Au niveau figural, cela signifie pour nous qu’un plan sera à la fois défini en fonction de la membrane plasmique qui le délimite (le seuil) que parcouru par un certain nombre de relais membranaires endogènes. Un champ-contrechamp entre Kevin et David, dans l’hôpital psychiatrique, redouble ainsi la membrane générale qui sépare leurs cellules d’un feuilleté de seuils qui semblent régir par eux-mêmes, sans référence à une instance supérieure (de fait, les portes se ferment d’elles-mêmes), les échanges d’informations.  
Figure 1 : Constituants du système endomembranaire.
Une membrane, surtout, n’est pas une limite. Comme l’explique Simondon, « la membrane est polarisée, laissant passer tel corps dans le sens centripète ou centrifuge, s’opposant au passage de tel autre » (1). Là même où elle semble séparer une région d’intériorité d’une région d’extériorité, la membrane suppose, dans son geste polarisateur, un échange permanent opérant par sélection : par exemple, laisser s’approcher Kevin mais reléguer David dans la profondeur. Ces échanges correspondent ou bien à la pénétration d’apports nécessaires à l’activité cellulaire d’ensemble, ou bien au rejet des déchets produits par cette activité. Puisqu’il n’y a aucun schéma prédéfini (d'un point de vue qualitatif ou quantitatif) qui puisse figer son activité, la membrane, de même que son épaisseur, sa composition ou son comportement métabolique peuvent se modifier au cours de son existence, se repolarise en permanence, éprouve les rapports de l’intérieur et de l’extérieur en même temps que la communication intra- et intercellulaire. Concrètement, cela signifie que le geste même de la vie (celui de la polarisation, du rapport au milieu, du traitement d’informations entre l’intérieur et l’extérieur) procède du geste toujours recommencé de la membrane (2).  
Figure 2 : Schéma de la perméabilité de la membrane (double couche lipidique)(3)
Si donc le cœur du vivant n’est plus à trouver au niveau de la cellule dans son entier mais à l’échelle de la membrane, alors ledit vivant vit toujours sur ses propres bords. Exemple simple : lorsqu’au début du film le fils de David détermine le lieu d’action de Kevin par un triangle sur une carte, il serait possible de croire qu’il s’agit là du lieu idéal pour arrêter ses méfaits. Reste qu’il indique immédiatement (sans fournir d’explication claire) que Kevin doit se trouver dans un autre triangle, aux contours moins nets, situé en périphérie du triangle 1. En d’autres termes, tout triangle 1 (noyau) est dynamisé par un triangle 2 (membrane) qui en assure l’activité effective. Ce déplacement vers les bords se retrouvera diégétiquement dans la structure générale du film sous la figure de la substitution par Elijah d’un trio de personnages secondaires (soudainement nommés « principaux ») aux trois héros des premiers films, nouveau trio qui va, à la façon d’une membrane, déterminer ce qui de l’intérieur (le fait encore inconnu que les super-héros existent empiriquement) peut passer au niveau de l’extérieur (la publication des vidéos de leurs actes).
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Ces caractérisations permettent en premier lieu de mieux comprendre ce qui se jouait pour les figures au moment d’apparaître. Prenons Kevin : la quasi-totalité de ses apparitions rejoue son premier surgissement et conquiert violemment la membrane par des avancées soudaines. Sa tentative d’appropriation de la membrane opère par déni de ceux qui, obéissant à leur propre mode d’être (à commencer par David), tentent de l’arraisonner en l’assignant à profondeur. Lorsque, dans le premier mouvement du film, David libère les quatre cheerleaders enlevées par Kevin, les sons dégagés par le retour de Kevin invitent les personnages à le chercher dans le lointain des profondeurs. Or c’est mal connaître Kevin qui, quand bien même il viendrait des profondeurs, recherche si systématiquement la membrane qu’il a la capacité de se l’approprier. Il suffit, pour en attester, de revoir le raccord entre le doigt de David désignant la profondeur comme un lieu d’où Kevin pourrait surgir et une vue subjective de Kevin avançant depuis cette profondeur, niant  l’existence de tout moment d’assimilation Kevin/profondeur. La conquête de la membrane a pour mode opératoire une appropriation subjective de l’économie figurative, dont témoigne exemplairement la manière dont (notamment dans une scène liminaire avec des SDF) il reçoit une capacité de flouter l’arrière-plan. 
Il faudrait ajouter à cette première modalité le fait qu’une figure puisse changer de rapport à la membrane. Si, comme on l’a aperçu, la membrane se repolarise constamment, alors il en va de même des séparations entre milieu figural intérieur et milieu figural extérieur. À voir la façon dont David — pourtant l’homme de dos, ou celui qui quelle que soit la situation apparaît comme l’extrémité lointaine du triangle (voir la scène dans la boutique de surveillance) —, lorsqu’il croise Kevin pour la première fois, le perçoit comme s’éloignant vers la profondeur, on peut remarquer que préparer à combattre un opposant requiert comme prémisse de le soumettre à son mode de visibilité. Mais il faut immédiatement noter une seconde étape : au moment de combattre, i.e. après avoir rendu par appropriation l’opposition pensable, il convient au contraire pour les figures de s’adapter au mode d’être opposé, d’où il suit que David ne puisse être appréhendé qu’en plan frontal, saisissant (comme Kevin) la caméra pour reprendre le dessus sur les transports membranaires. 
Reste encore Elijah. Le dévoilement de son projet (l’entrée en pleine visibilité des actions superhéroïques) en même temps que de sa tactique (la retransmission de vidéos de surveillance) permet de ré-évaluer rétrospectivement l’ensemble des séquences moins comme l’établissement subjectif d’un rapport à la membrane (Kevin s’avançant ou contournant ; David reculant, avançant de dos, se heurtant aux parois) que comme la position forcée, lancée par le dispositif, de ce rapport. Le medium privilégié de ce forçage est la lumière, et plus particulièrement l’emploi systématique de flashs lumineux qui, censés conduire Kevin à passer d’une personnalité à une autre, éclairent l’entièreté de l’image.
L’intérêt de ces flashs tient à ceci qu’ils ne sont jamais captés comme une lumière locale dont les contours seraient déterminables à l’intérieur du plan. Au contraire, c’est l’image elle-même qui dans son relief se trouve affectée par l’altérité de la lumière, là même où elle prétendait s’y rapporter de manière neutre. On nommera cette logique métensomatique. Dans son sens grec de μετενσωματοσις, la métensomatose signifie à la lettre déplacement du corps et renvoie à la réincarnation d’un corps dans un autre corps, sans référence à une âme ou à quelque figure d’intériorité. Là où la métempsycose consiste en le transvasement d’une âme dans un autre corps, et repose subséquemment sur le postulat d’un dualisme entre l’âme et le corps induisant que l’âme anime successivement, depuis sa force conçue comme autonome, plusieurs corps maintenus différents, dire qu’il y a métensomatose de l’image avec ses figures, c’est prendre acte d’un processus d’égalisation qui était nié par la transmigration comme métempsychose, dans la mesure où l’intervention négative d’un principe spirituel implique la hiérarchisation du vivant.
Autrement dit : les flashs lumineux, s’ils mettent en œuvre une logique métensomatique, le font en mettant au même rang ontologique la membrane de l’image, le système endomembranaire et les figures localisées. Ce faisant, ils permettent l’intégration ou l’absorption des figures dans la membrane, par échange de qualités ; là où l’image se reçoit de son autre (la lumière issue d’un élément interne), les figures, aplanies par le flash, acquièrent désormais le mode d’être de la membrane plasmique générale. À l’inverse, cela signifie que l’image (la totalité organisée de la cellule) peut devenir sans contradiction un objet du champ au sens d’une simple figure, ce dont témoignent les nombreux raccords entre un personnage regardant un écran, assimilant cet écran à la membrane de l’image, et un contrechamp sur cet écran, défait de sa prétendue supériorité dans l’organisation du visible. 
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Dernier point. Simondon, pour opposer l’individuation du vivant et l’individuation cristalline, écrit :
[…] dans l’individu vivant, l’espace d’intériorité avec son contenu joue dans son ensemble un rôle pour la perpétuation de l’individuation ; il y a résonance et il peut y avoir résonance parce que ce qui a été produit par individuation dans le passé fait partie du contenu de l’espace intérieur ; tout le contenu de l’espace intérieur est topologiquement en contact avec le contenu de l’espace extérieur sur les limites du vivant ; il n’y a pas, en effet, de distance en topologie […]. (4)
Les échanges ouverts par la membrane doivent, on le comprend, redoubler la topologie d’une chronologie, en tant que cette chronologie demeure intimement liée à la topologie membranaire. Le milieu figural intérieur contenant le passé (ici : Incassable et Split) comme un moment de son individuation, le passé ne peut avoir valeur de donné brut, ou de couche inerte étrangère à la genèse individuante des formes. Non : le passé, en plus d’être un moment de l’individuation des formes, devient un medium de son maintien dynamique. Le présent de la membrane est un présent de condensation de ces mediums, puisque la mise en contact propre à la perméabilité de la membrane consiste également en la tension entre le passé condensé et à l’à-venir de l’extériorité. La polarisation s’opère au niveau du temps lui-même.

D’où il suit que les films fassent œuvre d’auto-archivation en ce qu’ils rendent disponibles les contenus archiviques, par-delà toute référence à un archonte et selon la modalité métensomatique d’une égalisation polarisante des temporalités par référence à la membrane (l’archive sans arkhè, à même de surgir comme une couche superposée non-hiérarchiquement au présent vivant). Lorsqu’Elijah se remémore une scène non-montée d’Incassable (pour un personnage maître des images, activateur des rapports forcés à la membrane, cela implique une prise de connaissance subjective de la structure archivique du monde vécu, qu’il va finir par imposer à la totalité des figures), un fondu enchaîné relie le tournoiement d’un manège (souvenir traumatique), la membrane (la surface de l’œil d’Elijah) et, à la surface de cette membrane, le reflet des chirurgiens qui tentent de l’opérer. En d’autres termes, la membrane opère la médiation transductive entre le négatif intérieur et le positif extérieur, puisque la scène négative (la perte de contrôle dans le manège) est transmuée par référence à la membrane en un contrôle complet des opérations, sous la figure d’une situation (l’opération) privée en étant seulement reflétée de son autosuffisance et de son efficace. La topo-chronologie spécifique de la membrane rend alors possible l’individuation des formes. 

(1) SIMONDON, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, coll. « Krisis », Jérôme Millon, 2017, p. 224.
(2) Cf. SIMONDON, Gilbert, Op. Cit., p. 225 : « la polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane ». 
(4) SIMONDON, Gilbert, Op. Cit., p. 226.

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