samedi 5 janvier 2019

La laitière et le pot au lait

À propos de Bienvenue à Marwen

Bienvenue à Marwen s’ouvre sur une séquence de bataille aérienne, dont le double mouvement synthétise au moins partiellement le rapport général que le film entretiendra avec la matière : 
  1. D’un côté, un avion s’y extrait d’un brouillard informe, dont la condensation se diffuse au gré de l’avancée en une infinité de petits foyers explosifs d’expansion. On passe, autrement dit, de l’univocité de la figure contractée (systolique) du brouillard à l’articulation, dans l’horizon expansif, des deux moments de relâchement (l’explosion de la figure autonome et close sur elle-même du brouillard dans l’exaltation diastolique) et de rassemblement (maintenu tel dans la manière qu’a la boule d’explosion de densifier son noir, rassemblant les alentours dans sa concision figurale(1)). 
  2. De l’autre, l’avion va finir par s’abîmer dans la boue, autre élément dense de contraction que rien ne saurait figuralement diffuser. Reste que ce dénouement assimile l’acquis du mouvement brouillard → foyers explosifs, à la fois parce que la figure s’extrait du déversement de matière et dans la mesure où la boue, même subrepticement, ne l’atteint pas. Les poupées de Bienvenue à Marwen ne se laissent pas tacher par la boue.   
On avait vu, à propos de La prophétie de l’horloge, que le numérique impliquait de joindre à l’analyse figurale ou rythmique une scatologie comme science de l’ordure, qui fasse droit à la manière dont l’ouverture inconditionnelle des images numériques intègre le rejet comme un moment de son procès sans le thématiser, c’est-à-dire sans convertir son extériorité en élément d’intériorité mais en maintenant l’étrangeté de sa structure excrémentielle. Or Zemeckis se tient dans un axe numérique où l’intégration de la non-présence — de fait, l’excrément est une résistance à la présence à soi du présent, laquelle nie la façon dont toute expérience implique comme sa condition première un renvoi à un élément mondain extérieur capable de la corrompre — ne passe pas par le rejet. Il suffit de repenser à la figuration de la neige dans Le Pôle Express(2): dans une scène située sur le toit de la locomotive, le vagabond, filmé de face, était inondé d'un flot de flocons, capté dans son unique mouvement d’expansion fond → surface, là même où le contrechamp, pourtant censé recueillir le flot accumulé, non seulement amenuisait sa densité mais n’en conservait aucune trace. D’un bout à l’autre du film, le petit garçon conservera son pyjama immaculé — ni recouvert de neige, ni trempé par la neige fondue. 
Reste que Bienvenue à Marwen offre un écrin à cette absence d’emprise de la matière, puisque la figurine articulée comme horizon figural prend acte du caractère non-tachant ou non-coulant des formes numériques, ce en un double sens réuni dans la figure d’une laitière. Premier sens : les femmes de Marwen ont des seins mais ne produisent pas de lait ; des seins sans glande mammaire, régulièrement exposés dans leur lisseur surfacique et si propres qu’au lieu de sécréter ils vont jusqu’à refléter les éclats lumineux de telle ou telle situation. Mais, immédiatement, deuxième sens : lorsqu’un petit tonneau est rempli à ras bord de litres de lait, son déversement sur les bords, au gré des tremblements d’une Jeep, ne vient pas tremper l’herbe ou blanchir les vêtements.
À ce titre, on posera comme hypothèse que le non-écoulement tient d’une traduction figurale du fétichisme du héros, Mark Hogancamp (Steve Carell), qui porte des talons aiguilles pour se saisir de « la quintessence » de la féminité. Le fétichisme, écrit Freud, se caractérise quasi-uniformément par une « stupeur devant les organes génitaux réels de la femme »(3), dans la mesure où le fétiche se présente comme ce qui, motivé par l’horreur de la castration, se substitue à la croyance perceptive au phallus de la femme (la mère), puisque la castration de la femme conduirait performativement, dans l’esprit de l’enfant, à la perte de son propre pénis. Dit autrement, le talon aiguille opère comme matérialisation de l’absence de rencontre du sexe féminin(4) en même temps qu’il épargne au fétichiste de devenir homosexuel puisqu’il prête à la femme une « quintessence » qui rend possible le fait de la traiter en tant qu’objet sexuel légitime.
Qu’est-ce à dire ? Que le monde de Marwen, dans son mode d’être, correspond à la transposition du refoulement fétichiste des organes féminins, et plus précisément ici de la continuité possible mamelle-phallus, sous les traits de la sécrétion ou de l’éjection-éjaculation. Là même où, par exemple, l’allaitement peut engendrer des fantasmes vampiriques « de l’ordre du vidage, du pompage, de la consomption, de la transsubstantiation »(5), le fait que les figurines ne produisent pas de lait, que le monde dans son fonctionnement soit rendu figuralement incapable d’absorber ce lait de quelque façon, nie la réalité d’où s’origine le fétiche en tant que substitut à une absence. Cela signifie parallèlement que la pénétration est rendue impossible, non seulement en son sens sexuel mais prise comme modalité générale d’interaction entre les figures. Si les formes n’émettent et ne reçoivent pas de sécrétions, il n’est plus possible de considérer(6) que la solution figurative du numérique procède d’une actualisation de la théorie humorale, où les fluides vitaux alimenteraient l’harmonie de la relation de la figure au monde. Le fluide ne constitue plus l’élément préindividuel  (porté à l’état de potentiel par chaque figure en procès d’individuation) que le collectif convertirait en transindividuel. 
Il faut alors trouver une autre manière de communiquer-pénétrer-convertir en transindividuel, qui fasse en même temps droit au mouvement propre des figurines articulées. On distinguera, pour ce faire, trois types de raccords :
  1. Le montage par référence à un cadre. Première option, à l’intérieur du plan : l’intervention d’un surcadrage (les contours d’une maison de poupée, une photo dans un album) active la délégation d’une puissance d’animation au cadre, qui devient le contenant actif d’une scène insérée par collage au reste de l’espace figural. Deuxième option, entre les plans : une succession de cadres différenciés (généralement du gros plan au plan large) permet le passage d’un monde (celui des figurines animées) à l’autre (le « réel »). Par exemple, la prise d’une photo via un appareil argentique peut figer le monde des figurines animées (MFA) et opérer par transmission de mouvement le passage au monde « réel » (MR), selon la suite animation du MFA → fixation du MFA par intervention de l’appareil argentique → intervention d’un élément du MR (le plus souvent une main) qui vient reprendre l’énergie du mouvement arrêté. L’énergie même des mouvements se trouve alors inversée, puisqu’au lieu d’une impulsion donatrice émanant de la figure humaine ce sont les figurines qui affirment leur originarité, définissant ensuite, dans l’énergie qu’il prélève de leur fixation, les modalités de la reprise du mouvement. Quand bien même le montage s’opèrerait par soumission à l’élément du MR, la primauté chronologique du MFA nuance l’univocité de la loi de montage. 
  2. Le raccord scindant. Première option, à l’intérieur du plan : une tension intra-MR (par deux fois, une manifestation violente de la névrose de Mark) conduit au surgissement soudain (par opposition à la logique de fluidité propre au raccord-morphing numérique) du MFA. Le MFA s’engouffre dans la brisure de la présence à soi de la scène, s’imposant au MR dans un conflit figural où chaque monde tente d’ériger son échelle en loi générale. Deuxième option, entre les plans : le passage entre les mondes s’opère par montage de blocs hétérogènes sans recours au fondu, souvent au gré du surgissement d’un élément mobile issu du MFA (notamment la Jeep du personnage principal). 
  3. L’alternance par échelle. S’il peut être compris dans le premier genre de raccord scindant en ce qu’il agit quasi-exclusivement à l’intérieur du plan, le raccord par alternance d’échelle consiste en l’animation exclusive d’un monde au sein d’un même registre de plan. Par exemple, un mouvement descendant peut conduire à l’animation du MFA, jusque là figé comme amas des figurines transportées par Mark. Cette compréhension du raccord apparaît comme la plus fluide, puisqu’elle a pour principe l’entr’appartenance des deux mondes, qui à la lettre échangent par allers-retours successifs des capacités d’animation. Il n’en demeure pas moins que la coexistence n’y subsiste qu’à titre de postulat théorique, puisque l’animation d’un monde requiert la relégation de l’autre au second plan.
S’il fallait ressaisir le nœud où se réunissent ces trois types de raccords, il faudrait tenir ensemble deux éléments : d’un côté, ils procèdent, malgré l’impression première de fluidité, de l’intensification du caractère non-coulant-tachant du MFA puisqu’ils prennent acte de la dureté des contours des figurines, de leur caractère de miroir scindant renvoyé au monde ; de l’autre, chacun œuvre à sa façon pour refouler la non-présence. De même qu’un cadre « soutient et contient toujours ce qui, de soi-même, s’effondre »(7), c’est-à-dire qu’il protège l’encadré de l’impossibilité d’arraisonner l’hétérogène en lui(8), le raccord scindant fait éclore un espace de présence pleine où, rythmiquement, tel ou tel monde s’approprie l’entièreté de l’espace à la mesure de sa survenue. L’alternance des échelles, elle, puisqu’elle a pour mode d’être la succession ou le relais plutôt que la réunion dans une présence rassemblante ou hébergeante, nie la possibilité, pourtant figuralement formulée à l’état de possible, de la co-présence de la présence et de la non-présence (ou de l’hétérogène en tant que tel).   
C’est à cet endroit qu’intervient le personnage de Deja Thoris (Diane Kruger), sorcière volante qui apparaît comme la seule figure du MFA à s’animer indépendamment du déploiement du monde numérique, pouvant par exemple voltiger près de Mark sans pour autant appeler un passage complet (scindant) au MFA. Son mode d’action est double : d’un point de vue langagier ou intentionnel, elle menace de renvoyer les figures dans un espace totalement exclu de la présence à soi du présent (i.e. dans un futur indéterminé, pur élément d’hétérogénéité sans référent précis) ; d’un point de vue figural, elle anéantit les figures en présence en les réduisant à un flux préindividuel de particules bleues. Ce faisant, elle devient la détentrice d’un pouvoir que Zemeckis assigne au numérique depuis ses premiers films réalisés en motion-capture : construire certes des figures imperméables, aux contours stricts et glissants, mais laisser planer à tout moment la possibilité de leur ravalement par le grouillement préindividuel numérique d’où ils émergent (neige, vagues). 
Or le film affuble Deja d’une seconde caractérisation, qui la transmue en incarnation du refoulé du personnage de Mark (ainsi de ses multiples apparitions sur les bords du cadre, au gré d’une béance), et plus précisément de son addiction aux médicaments. Le refoulé de Mark ne tient dès lors plus seulement aux conséquences de son traumatisme, mais à la pulsion de présence qu’il met en œuvre dans la construction du MFA, laquelle est toujours et en même temps le refoulement de la non-présence (de l’organe féminin) comme point d’origine du fétiche. Deja, en d’autres termes, garantit, dans sa capacité de dissolution de la présence des figures comme dans sa négation des trois types de raccords (en tant qu’eux-mêmes mettent en œuvre le refoulement de la non-présence), l’unité du monde numérique ou son ouverture à un devenir. Le devenir numérique procède de la capacité autogénétique des formes, laquelle permet de constamment questionner, par mise en commun du potentiel préindividuel contenu dans les figures, l’achèvement des individuations (de fait, Deja ressuscite en même temps qu’elle anéantit). Que le film choisisse in fine de l’envoyer dans les limbes ne change rien à ce qu’elle aura apporté, puisque si sa disparition même entraîne dans le MR comme dans le MFA une régénération, alors son mode d’être a été durablement assimilé. 

(1) Cf. KANDINSKY, Wassily, Point et ligne sur plan, Paris, Gallimard, 1991, p. 35. Le point y est défini comme « la forme la plus concise », « l'affirmation la plus concise et permanente ».

(2) La même logique est toutefois à l’œuvre dans Beowulf, qu’il s’agisse de la neige ou de la pluie, tout laissant par exemple à croire que les figures ont été mouillées avant de faire l’épreuve de la pluie, laquelle continue à glisser à leur surface. 

(3) FREUD, Sigmund, « Le fétichisme » in La vie sexuelle, Paris, PUF, 5° éd., 1977, p. 135.

(4) Cf. Ibid., p. 137 : « Ainsi si le pied ou la chaussure ou une partie de ceux-ci sont les fétiches préférés, ils le doivent au fait que dans sa curiosité le garçon a épié l’organe génital de la femme d’en-cas à partir des jambes ; la fourrure et le satin fixent – comme on le suppose depuis longtemps – le spectacle des poils génitaux qui auraient dû être suivis du membre féminin ardemment désiré. »

(5) PARAT, Hélène, Sein de femme, sein de mère, Paris, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, PUF, 2015, p. 146.

(6) Comme on l’a fait au moment de la sortie du deuxième volet des Animaux fantastiques.

(7) DERRIDA, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Champs, Flammarion, 1978, p. 91.

(8) Cf. Ibid., p. 93 : « Le se-protéger-de-l'oeuvre, de l'energeia qui ne devient ergon que (depuis le) parergon : non pas contre l'énergie libre et pleine et pure et déchaînée (acte pur et présence totale de l'energeia, premier moteur aristotélicien) mais contre ce qui manque en elle ; non pas contre le manque comme négatif posable ou opposable, vide substantiel, absence déterminable et bordée (encore l'essence et la présence vérifiables) mais contre l'impossibilité d'arrêter la différance en son contour, d'arraisonner l'hétérogène (la différance) dans la pose, de localiser, fût-ce de manière métempirique, ce que la métaphysique appelle, on vient de le voir, manque, de le faire revenir, égal ou semblable à soi (adaequatio-homoiosis), en son lieu propre, selon un trajet propre, de préférence circulaire (castration comme vérité). »

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